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Fusion IPM-Rossel: dans les arcanes d’une négociation explosive

Clément Boileau
Clément Boileau Journaliste

L’absorption d’IPM (La Libre Belgique, DH Les Sports+, L’Avenir…) par Rossel (Le Soir, Sudinfo…) est une opération inédite dans la presse francophone. Derrière l’enthousiasme de façade se dessine un rideau d’incertitudes, loin d’être dissipées.

Le Vif l’avait révélé fin mai, c’est désormais officiel: Rossel (Le Soir, Sudinfo), le plus gros acteur de la presse francophone, entend absorber son concurrent numéro un, IPM (La Libre Belgique, L’Avenir, Paris Match Belgique…), dont les titres seraient cédés contre 10% du capital du Groupe Rossel à la famille le Hodey, propriétaire d’IPM.

«C’est un rachat déguisé», commente un observateur de premier plan, témoin de la lente dégradation des finances d’IPM au fil des ans. Comme d’autres avant elle, l’entreprise (essentiellement) médiatique a été durement frappée par le tassement du marché publicitaire (désormais dominé par les Gafam), la fin annoncée de la concession postale qui assurait, à prix raisonnable, la distribution des journaux en Belgique francophone, et des investissements jamais amortis (rachat de L’Avenir et de LN24, entre autres). Tout cela a conduit François le Hodey, administrateur délégué d’IPM, à s’en aller trouver son homologue Bernard Marchant, chez Rossel, dès le début de l’année 2024 alors que des rumeurs de «faillite virtuelle» étaient évoquées au sein des différentes entités du groupe –craintes par ailleurs à peine atténuées par la cession, à l’été 2023, pour 120 millions d’euros, de Betfirst, championne du pari sportif.

Les négociations, menées discrètement, sont allées bon train. L’entente entre les deux entités était déjà cordiale; c’est Rossel qui imprime, depuis 2023, les journaux d’IPM, après quoi les deux groupes avaient créé une coentreprise (Direct presse) pour anticiper la fin de la concession postale, comme l’avaient rapporté en début d’année nos confrères de L’Echo.

Avis de tempête à L’Avenir

Reste que l’annonce de la cession des titres d’IPM résonne comme un coup de tonnerre, en particulier au sein de L’Avenir, premier quotidien wallon en diffusion payante, désormais amené à collaborer étroitement avec Sudinfo, qui fut jadis son concurrent –et qui, lui, est rentable, comme n’ont cessé de le rappeler les deux éditeurs ces derniers jours. Les deux entités vont donc cohabiter au sein d’un unique pôle wallon hébergé par Sudmedia (où loge déjà Sudinfo), qui implique un rapprochement rédactionnel et des synergies que les syndicats de L’Avenir appréhendent vivement. «C’est l’eau et le feu», prévenait Martine Simonis, secrétaire générale de l’association des journalistes professionnels (AJP), sur La Première, le 24 juin, pointant les tons radicalement opposés des deux quotidiens. Qui est l’eau, qui est le feu?

Pour Bernard Marchant, L’Avenir serait l’eau (douce) du fait de son ton plus «institutionnel». Et puis, ajoute-t-il quand on l’interroge, son lectorat est plus âgé, il faut donc le rajeunir et en passer par un usage des réseaux sociaux façon Sudinfo. Vers un changement de ton, aussi, pour le grand quotidien rural? «Les deux», tranche le patron de Rossel, pointant l’importance, pour L’Avenir, «d’utiliser des codes journalistiques qui sont un peu différents. Dans le contenu, le ton et les formes.» «Ces deux-là [Sudinfo et L’Avenir], il faut les mettre dans une pièce, et maintenir leurs identités respectives. Qu’ils trouvent la bonne manière de coopérer pour devenir le grand média wallon. Tout est une question d’alchimie. Economiquement, ça peut très bien fonctionner», veut croire François le Hodey, qui avait repris L’Avenir au sortir de la crise qu’a connu le quotidien dans le sillage de l’affaire Nethys, son ancien propriétaire embourbé dans l’affaire Publifin.

Eléments de langage

La question du rapprochement de Sudinfo et L’Avenir est si sensible qu’en amont du deal annoncé le 23 juin, Bernard Marchant, en tant que professeur invité à l’Ecole de journalisme de l’UCLouvain, a sondé l’environnement académique où il officie pour évaluer le meilleur mélange possible entre les deux titres aux identités si différentes. «On a démarré la réflexion avec certains professeurs», confirme-t-il, en attendant d’impliquer les équipes de L’Avenir. A présent, «on va travailler avec trois ou quatre personnes chez Sudinfo, trois ou quatre personnes à L’Avenir, et les équipes de spécialistes externes». Objectif: aboutir à «une charte, un projet, une organisation», poursuit le patron de Rossel.

Sans surprise, l’UCLouvain accompagnera le rapprochement entre Sudinfo et L’Avenir. «On a régulièrement des discussions, mais celles qui concernent un accompagnement formel sont plus récentes», confirme Benoît Grevisse, professeur à l’Ecole de communication de l’UCLouvain. Sans s’attarder sur le moment précis où le sujet a été mis sur la table, les discussions «ne datent pas non plus de la veille de l’annonce» de l’absorption d’IPM par Rossel, précise l’enseignant. «Les plateformes font la loi, l’IA commence à la faire, la valeur publicitaire est de plus en plus inquiétante, le lectorat traditionnel s’effrite… Tous ces éléments amènent un constat, celui de la survie d’une information d’intérêt général», justifiait déjà Benoît Grevisse dans Le Soir le 6 juin dernier. «Pour l’instant on est d’accord sur beaucoup de choses; en revanche, la manière d’aider dans une démarche indépendante, on travaille dessus», confie-t-il, attentif au bras de fer qui s’annonce avec l’Autorité belge de la concurrence (ABC).

En attendant que l’ABC soit notifiée, on montre patte blanche, tant du côté de Rossel que d’IPM. Avant l’annonce officielle du deal, il n’a jamais été question de fusion, encore moins d’absorption et de monopole. Plutôt de «rapprochement», de «collaboration», à la rigueur de «regroupements» et de «consolidation». «Fusion par absorption, comme je l’ai lu dans L’Echo, est probablement le bon terme», lâche aujourd’hui Bernard Marchant, qui renâcle toutefois à parler de «monopole» en ce qui concerne la presse quotidienne francophone. Une vision «du monde d’hier», juge-t-il. Traduction: ce qui compte désormais, c’est le monde numérique, dans lequel les Gafam –et avec elles, l’IA– se taillent la part du lion de l’audience et de la publicité. Sans parler de la concurrence avec la RTBF, déloyale selon Rossel et IPM, du fait de sa production d’information en ligne «gratuite». Raisonnement logique et finement déployé dans la presse ces derniers mois: puisque le papier est en voie d’extinction (d’ici deux à trois ans, selon les éditeurs), la question serait théoriquement réglée.

Le problème est que le papier… n’est pas (encore) mort. Et qu’il constitue actuellement la première source de revenus des éditeurs. Or, en prenant le contrôle d’IPM, Rossel est de fait en situation de monopole sur les journaux –et éventuellement leur prix. «Pour le papier, ce ne sont pas des engagements très compliqués qu’on peut prendre et qui seront mis sur la table, balaie Bernard Marchant. On n’est pas assez fous pour augmenter nos journaux plus que l’inflation.» François le Hodey, lui, veut croire que l’Autorité n’a d’autre choix que d’accepter l’opération. «L’ABC doit prendre en compte les conséquences d’un « non »», argue-t-il. Sous-entendu: gare au bain de sang social si l’opération est jugée anticoncurrentielle.

Et après?

Dans tous les cas, à supposer que Rossel soit autorisé à absorber effectivement IPM, rien n’est joué. Le nouveau «champion de la presse» francophone entend notamment mettre les bouchés doubles sur le numérique. La marche est haute: de 150.000 abonnés digitaux tous titres confondus, il faudrait atteindre les 400.000 pour envisager l’avenir sereinement. Pour y parvenir, Bernard Marchant et François le Hodey vantent un «Netflix de la presse»: en résumé, une plateforme regroupant tous les titres du «champion» de la presse, à même de proposer des offres parfaitement ciblées.

En Belgique, l’idée n’est pas nouvelle (NDLR: Roularta, éditeur du Vif, a adopté ce modèle, tout comme DPG, qui édite entre autres Het Nieuwsblad), mais ce modèle n’est efficace qu’à condition de regrouper des titres entre les mains d’un seul groupe. En France, par exemple, seuls Prisma, numéro un de la presse magazine, ou Cafeyn, qui propose quelque 2.000 titres et compte deux millions d’utilisateurs, semblent tirer leur épingle du jeu. Quid de l’efficacité de ce modèle pour le «petit» marché francophone, qui plus est pour un groupe actif à la fois sur les segments des magazines et des quotidiens? «Ce n’est pas une question de quotidien ou de magazine, analyse Bernard Marchant, c’est une question de gouvernance. C’est très difficile à mettre en place quand il y a plusieurs propriétaires, car cela remet en question toute la stratégie marketing des entreprises. En revanche, quand les intérêts sont partagés, ce qui sera le cas, on peut imaginer le mettre en place.»

Quoi qu’il en soit, il est attendu que la stratégie porte ses fruits rapidement. Pour atteindre l’équilibre, la masse critique de 400.000 abonnés numériques doit être atteinte «d’ici trois ou quatre ans», estime Bernard Marchant.

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