Zinsou le revenant
Le banquier d’affaires franco-béninois brigue la présidence de l’ex-Dahomey. Rude épreuve du feu électorale pour ce métis rentré depuis peu au pays : si les uns louent son expertise, les autres voient dans le » yovo » – Blanc – un intrus au service de l’ancienne puissance coloniale.
Déchaussé et nu-tête, comme l’exige le protocole, il a, mi-prosterné mi-allongé, casé à grand-peine son double mètre au pied du trône de Sa Majesté Gbesso Adjiwatonou Allodji II. Puis Lionel Zinsou, banquier d’affaires franco-béninois, Premier ministre de l’ex-Dahomey et candidat à l’élection présidentielle de ce 6 mars, glisse ses longs doigts pâles dans la main noire et tremblante du neuvième roi d’Abomey-Calavi. A la droite du frêle vieillard, qui semble fléchir sous le poids de ses attributs – lourd collier d’or, canne et sceptre du même métal -, une brochette de rois, reines, princes et princesses de l' » aire culturelle Aïzo « . Devant lui, une poignée de musiciens, armés de cloches et de kagan, maracas africaines vêtues d’un maillage de cauris. Au-dehors, dans une étouffante cohue, quelques danseuses au torse blanchi et perlé de sueur. Le virtuose de la finance mondialisée sacrifie humblement au rituel du breuvage d’accueil, cocktail de bière, de gin et de soda orange. Il invoque les mânes des ancêtres, exalte le respect des traditions, des aïeux et des autorités coutumières, garantes de la paix et du consensus, puis sollicite la bénédiction du souverain qui, déjà, avait adoubé voilà deux quinquennats le chef de l’Etat sortant, Thomas Boni Yayi. Bref, il fait le job. Et quitte le modeste palais muni de ce viatique énoncé d’une voix chevrotante : » Le ciel et la terre voteront pour vous. Et pourquoi pas les êtres invisibles ? » Encore faudrait-il qu’à la différence de maints citoyens béninois, lesdits esprits reçoivent à temps leur carte d’électeur.
Pourquoi diable le grand yovo – Blanc, en langue fon -, champion contesté d’une alliance hétéroclite, s’aventure-t-il à 61 ans dans une arène électorale minée, théâtre d’un scrutin à l’issue incertaine ? Le sens du devoir, avance-t-il. Soit. Mais peut-être aussi un désir tardif de retour aux sources, la peur sourde de l’ennui ou la quête d’un ultime frisson, apothéose d’une carrière étincelante. Le parcours de ce Parisien de naissance, fils d’un médecin dahoméen et d’une infirmière française, passe par l’Ecole normale supérieure de Paris, Sciences po et la London School of Economics. A Normale sup, le futur major de l’agrégation d’économie a pour professeur Laurent Fabius, dont il rejoint le cabinet entre 1984 et 1986, au ministère de l’Industrie puis au cabinet du Premier ministre, en qualité de plume et de sherpa. Les deux » crânes d’oeuf » resteront amis ; mais lorsque, cohabitation oblige, » Fafa » doit s’effacer devant Jacques Chirac, Lionel Zinsou cède aux sirènes du privé : le voilà tour à tour PDG de Panzani, filiale de Danone, associé-gérant de la banque Rothschild, puis, en 2009, patron du puissant fonds d’investissement PAI Partners.
Un tel passé suffit amplement aux » souverainistes » béninois pour instruire à son encontre un procès en apatridie, sinon pour l’affubler des atours du félon néocolonial. D’autant que cette irruption soudaine bouscule l’échiquier local, au point d’attiser chez les héritiers présomptifs d’intenses rancoeurs et de déclencher défections et déchirements. Tant au sein de la mouvance Boni Yayi que dans les rangs des deux formations d’opposition ralliées au forceps à son poulain. Amertumes légitimes, mais procès hasardeux. Car la dynastie Zinsou peut se prévaloir d’honorables états de service. L’oncle Emile, qui fêtera à la fin de ce mois ses 98 printemps, fut président du Dahomey de juillet 1968 à décembre 1969. Bref mandat, brutalement abrégé par un putsch militaire, prélude pour lui et les siens à un exil long et doré. Fût-ce à distance, le jeune Lionel navigue donc d’emblée dans les eaux du pouvoir.
Conscient qu’il lui faut se délester de ses oripeaux de yovo, » l’intrus » égrène, de discours en tournées, les gages de son ancrage béninois et d’un ardent patriotisme. Ainsi lance-t-il sa campagne le 19 février à Djidja, où repose une de ses arrière-grands-mères. Autre fief de la » tribu « , la cité côtière de Ouidah, jadis haut lieu de la traite négrière vers les Amériques, abrite depuis novembre 2013, dans une vaste villa de style afro-brésilien, le premier musée d’art contemporain d’Afrique, satellite de la Fondation Zinsou, inaugurée huit ans plus tôt au coeur de Cotonou. Dirigé par Marie-Cécile, l’aînée des trois filles de Lionel, ce foyer de création culturelle a accueilli depuis lors, gratuitement et au gré d’une trentaine d’expositions, 4,6 millions de visiteurs, dont 500 000 écoliers acheminés par une flotte de bus made in USA. De même, bien avant de rentrer au pays, le futur candidat mit sur les rails la CSEB, une société de services aux entreprises qui emploie 200 salariés.
Gadgets, ripostent les détracteurs du » revenant « . » Le musée de Ouidah ? Propre et agréable, concède le linguiste Roger Gbégnonvi, ancien ministre de la Culture. Mais seuls les Blancs y vont. Quant à Zinsou, il n’a aucune assise ici et ne vient au Bénin qu’en touriste. » L’intéressé collectionne les sobriquets infamants : » le dauphin importé « , » le Premier ministre kpayo » (frelaté), » le gouverneur » ou » le nouveau colon « .
Il consigne par écrit les rumeurs qui le ciblent
Un grief récurrent poursuit en outre le métis trop béninois en France, trop français au Bénin : s’il prend des cours de fon, idiome répandu du sud au centre, Zinsou ne parle aucune des langues vernaculaires. Sa garde-robe ne lui vaut guère plus d’indulgence. Délaisse-t-il le costume-cravate pour revêtir le bazin traditionnel – tunique et pantalon assortis ? On lui reproche d’endosser un costume de scène. Se coiffe-t-il d’un gobi, bonnet yoruba ? Un censeur l’accuse de le rabattre du mauvais côté. De même, sa famille peut bien avoir financé en partie la construction de la basilique d’Allada, entre Cotonou et Abomey, Lionel ne trouve pas vraiment grâce auprès d’une hiérarchie catholique qu’ébranle le déclin de son audience. Les exégètes du cru décèlent ainsi dans une récente lettre pastorale de la conférence épiscopale deux légers coups de crosse à son endroit. Plutôt que de tendre l’autre joue, le prétendant a tenu à faire escale le 21 février au coeur du colossal chantier de Tchakou, non loin de Porto-Novo, site de la future annexe du siège mondial de la très évangélique Eglise du christianisme céleste. Là, au milieu d’une nuée d’aubes, d’étoles et de surplis, Zinsou ne mégote ni son admiration pour les » bâtisseurs de cathédrale » ni ses louanges à l’Eternel. » Sans la crainte de Dieu et l’humilité, prêche-t-il, tout n’est que vanité. » Amen. Dans son sillage, le visiteur laisse une donation de 2 millions de francs CFA, soit environ 3 000 euros.
Les réquisitoires des » zinsouphobes » laissent Arno de marbre. » Cette histoire de recolonisation ne tient pas debout, assène ce transporteur. Qu’a donc le Bénin dont la France manquerait ? Cet homme à la compétence reconnue, qui sait gérer, est une chance pour le pays. Jour après jour, je m’efforce de convaincre mes parents et mes copains. Et j’y arrive. »
Pour » blinder » ses proches, Lionel consigne par écrit les rumeurs qui le ciblent, qu’elles soient colportées par la presse, le Web ou les réseaux sociaux. A ce stade, l’oscar du fantasme le plus délirant revient au scénario qui suit : de confession juive par sa mère, l’ancien de chez Rothschild aurait été mandaté par le Congrès juif mondial pour orchestrer un complot visant à piller le Bénin et à y introduire Boko Haram…
» Prends le cash et vote comme bon te semble »
Timonier en fin de course et à bout de souffle, le président Boni Yayi, lui, a déniché son joker, l’homme capable de barrer la route du palais de la Marina à son ennemi juré, l’homme d’affaires Patrice Talon, accusé d’avoir voulu le faire empoisonner en 2012. » Il préférerait se loger une balle dans la tête que de céder son fauteuil à ce Talon « , confie en privé son épouse. Reste, à propos de poison, que le soutien ostentatoire du sortant a tout du cadeau toxique. Bien sûr, dans un Bénin tiraillé par les tropismes régionalistes, le sudiste Zinsou a besoin du vivier électoral du nordiste Yayi, auquel il s’astreint à décerner des éloges appuyés. » Mais on n’en peut plus de cette gouvernance plombée par la corruption, pestent en choeur un universitaire et un chauffeur de taxi. Zinsou en solo, d’accord. Imposé par l’autre, jamais. » Pas facile de godiller entre continuité et rupture. » Exercice rhétorique difficile, admet l’ex-plume de Laurent Fabius ; mais pas impossible. » Au rayon des écueils, l’argent, facteur décisif dans un pays où l’achat massif des votes est… monnaie courante. Si sa fortune le met à l’abri du besoin, l’ex-banquier ne peut rivaliser en la matière avec le cador du coton Patrice Talon, déjà cité, ni avec l’empereur de la volaille Sébastien Ajavon, autre candidat à la présidence. » Pas grave, nuance un de ses partisans. Ici, tu prends le cash d’où qu’il vienne, et tu votes comme bon te semble. » Argument réversible. Venu de Cotonou au milieu d’un essaim pétaradant de zemidjans – taxi-motos – arborant une chasuble jaune à la gloire de Lionel Zinsou, Edgard touchera via son syndicat 7 000 francs CFA (une dizaine d’euros) : 2 000 pour l’essence, 5 000 pour sa présence au meeting de Porto-Novo. » Moi, confesse- t-il volontiers, je viens pour le petit sou, pas pour Zinsou. D’autant que Talon est mon cousin… » Bien sûr, le prof paraît moins à son aise devant un tel auditoire que dans un salon de l’hôtel Azalaï, lorsque, sur un ton monocorde, il détaille en pédagogue son » projet de société « . Est-ce sa haute stature, son indolence d’échassier ? Il n’empêche : le programme amorcé au profit des 400 000 » zems » du Bénin éveille l’intérêt. L’empathie affichée et la touche d’autodérision sur » l’accent parisien » font le reste. » Suis-je un vrai Béninois ? » Oui, répond mollement la foule. » Me faites-vous confiance ? » Re-Oui. » Vous m’avez convaincu : je voterai comme vous. » Ce qui reste à prouver… » Marina direct ! » entonnent les premiers rangs, stimulés par un » ambianceur » à mégaphone. En clair, victoire assurée dès le premier tour, le fameux » un coup KO « . » Inconcevable sans la fraude, tranche Roger Gbégnonvi. S’il y a KO le 6 mars, il y aura chaos dans la rue. »
Reste ce constat : ni son pedigree ni sa robuste culture politique n’immunisent Zinsou contre les erreurs tactiques. Pourquoi refuser de démissionner de ses fonctions de chef du gouvernement, au risque d’intensifier le pilonnage de ceux qui l’accusent de mener campagne avec les » moyens de l’Etat » ? Parce que ses ennemis l’exigent ? Parce que rien ne l’y oblige et qu’il juge le soupçon inique ? Un peu court. Pourquoi avoir recruté à la primature trois jeunes chargés de mission français qui, bien malgré eux et quels que soient leurs talents, déchaînent l’ire des » patriotes » ? Pourquoi enfin s’afficher avec un ex-ministre incriminé l’an dernier dans le détournement de 4 millions d’euros alloués par les Pays-Bas à des projets d’assainissement de l’eau ? Quand on évoque ses jeunes années, Lionel Zinsou cite volontiers le Sartre de L’Enfance d’un chef. Sujet de dissertation pour étudiant d’hier et d’aujourd’hui : » Peut-on accéder au pouvoir sans jamais avoir les mains sales ni ressentir les aigreurs de la nausée ? »
De notre envoyé spécial, Vincent Hugeux – Photos : Gwenn Dubourthoumieu pour Le Vif/L’Express
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