Zingaro, à toute allure

Un terrain grossièrement défriché à la pelleteuse. Fiché en son milieu, comme surgi de nulle part, un grand chapiteau noir, où se côtoient des chevaux magnifiques, des musiciens moldaves, des costumiers et des voltigeurs équestres. Tout autour, de vulgaires tôles ondulées marquent la frontière entre le monde de Bartabas et de sa troupe, Zingaro, et celui qui fait le quotidien des habitants de ce quartier de la banlieue d’Istanbul. Derrière ces palissades de fortune, de petites maisons vertes, orange, roses, jaunes ou bleu ciel, comme seuls les pays à la lumière généreuse peuvent en donner. En contrebas de ce terrain en pente, d’étranges hommes cravatés et sanglés dans un costume noir, dont on soupçonne qu’il est de circonstance, attendent on ne sait quoi. Bartabas – ce n’est pas son vrai nom mais, comme tous les grands chefs, il draine son lot de mythes fondateurs : il est né, se plaît-il à dire, avec sa troupe Zingaro – fait son entrée en lâchant :  » Oui, oui, ici, après le spectacle, nous avons tous les jours des morts à enterrer !  » Humour, bien sûr. Ces présumés fossoyeurs attendent, en réalité, les spectateurs qui ne tarderont plus à se presser à l’entrée du chapiteau : impossible, ici, de garer sa voiture ailleurs que dans des prairies cabossées, et ces voituriers attendent qu’on leur confie cette tâche rémunératrice.

Force vitale

Mis à part ces personnages à la dégaine mystérieuse et parfaitement anachronique en ces lieux, rien, absolument rien ne rappelle ici la tristesse d’un enterrement. Et certainement pas le titre du nouveau spectacle de Zingaro, créé pour la première fois en Turquie : Battuta. Le nom claque comme une bannière au vent, sonne comme un juron.  » Battuta  » désigne, dans la langue des Tsiganes, une musique au tempo endiablé. Mais aussi, en italien, une plaisanterie, une blague. Pas de doute : pour ce nouveau spectacle, qu’il présentera à la citadelle de Namur, en août prochain, Bartabas a rompu radicalement avec le ton avec ses créations précédentes. Autant Triptyq et Loungta étaient épurés à l’extrême, d’une lenteur ensorcelante, d’une complexité fascinante, autant Battuta est débridé, joyeux, effréné. On aurait pu croire que le cheval, pour Bartabas, était devenu le garçon d’honneur de la maîtrise, du silence, de la retenue, de l’intimité, du mystère, de la mort. On redécouvre ici qu’il est aussi énergie, force vitale, partage, humour, liberté.  » Après Loungta, habité par le chant des moines tibétains, j’ai fait le point sur ce que ces moines m’avaient laissé, explique Bartabas. Et la réponse s’est imposée : la joie de vivre, c’est exactement cela que j’ai retenu d’eux. Battuta se veut donc, avant tout, un immense éclat de rire, une farce et attrape. Le spectacle, qui tient à la fois du vaudeville, du sketch, de la comédie de m£urs, du cirque et du spectacle équestre, est truffé de clins d’£il. Tous les clichés du monde tsigane s’y exposent avec humour. Tous les rituels de la vie, aussi, que ces peuples nomades aiment à marquer avec ostentation. De l’inévitable ours de foire exposé aux regards à l’enlèvement d’une jeune femme promise à un autre, en passant par l’improbable périple du vieux du village sur une tondeuse à gazon, tout le kitsch, le clinquant et le baroque, mais aussi la générosité et la joie délurée du monde des gitans explosent au regard des spectateurs fascinés et trépidants. Bartabas a bien fait de changer de style à Istanbul : le public turc, joyeusement indiscipliné, n’a que faire des consignes de silence. Et, ça tombe bien, le spectacle s’accommode fort bien de cette excitation, de ces applaudissements incessants.

Risques et folie

Liberté : avec le rire, voici l’autre symbole de Battuta. Le public est libéré de la réserve habituellement imposée par un Bartabas habituellement très à cheval… sur les consignes. Le cheval est rendu à ses ardeurs, à sa fougue, à la vitesse, à ses cavalcades. Et Bartabas lui-même en revient à ses racines :  » Vingt ans après la création de Zingaro, que reste-t-il de l’explosion créatrice ? La liberté. Zingaro s’est créé en dehors de tout carcan institutionnel et ne s’est jamais rendu aux impératifs du circuit commercial. Il se produit quand il veut, dans les endroits qu’il veut. Et il ne dépend financièrement de personne. L’autre face de la liberté, c’est le danger : les hommes libres refusent la sécurité de petites vies bien rangées. Les Tsiganes incarnent parfaitement cette audace-là. Et ils en paient le prix : ils sont traités en parias dans le monde entier.  » Battuta, c’est la liberté grisante de la vitesse : le spectacle, d’une heure et demie, se déroule entièrement au galop ! Aussi bien au centre de la piste, du reste, que de part et d’autre, d’où se répondent deux orchestres roumains, l’un composé de cordes, l’autre de cuivres portant fièrement leur statut de fanfare campagnarde.  » La musique tsigane, c’est la virtuosité : la vitesse est presque un but en soi « , souligne fièrement Kalman, un violoniste originaire du nord de la Transylvanie, dont l’ensemble a été présenté à Bartabas lors d’un voyage de repérage. La vitesse, oui, avec ses risques, sa folie, ses impératifs de dextérité.

La liberté et ses dangers, les voltigeurs et leurs montures la vivent jusque dans le moindre pore de leur peau. Les amoureux des figures de haute école en seront pour leurs frais : Zingaro nous avait habitués à davantage de finesse, de complexité, de précision, de profondeur. Cette fois, les jeunes cavaliers en mettent plein la vue, et tant pis pour le détail. Ce spectacle est généreux, jusque dans l’esbroufe. On a rarement vu hommes et animaux brûler ensemble leur vie avec une telle exaltation. La colonne, au milieu de la piste, d’où dévale joliment un torrent d’eau, réintroduit un peu de mystère et de calme entre des scènes ébouriffantes. Sa musique, plus calme que celle des orchestres, aide à se réapproprier le sens de certaines scènes trop galopantes. Elle permet, aussi, de faire retomber la pression et de mieux se fondre dans cette vie nomade, ses joies, son errance et son détachement.

Battuta, du 22 août au 14 septembre, à la citadelle de Namur, sous chapiteau. Informations et réservations : 070 22 88 88 ; www.battuta.be

Isabelle Philippon

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