La réalité de la Corée du Nord dépasse de loin toutes les fictions. L’Anglais D.B. John en a pourtant fait le coeur de la sienne, un thriller d’espionnage brillant de suspense et glaçant de réalisme.
L’absurdité du régime nord-coréen s’étale brillamment à travers les 600 pages que constitue L’Etoile du Nord, mais son auteur, l’Anglais D.B. John, tente quand même de nous la résumer d’une phrase quand on le rencontre, de passage à Bruxelles : » En Corée du Nord, vous êtes obligés de violer les lois pour espérer survivre. Vous n’avez pas le choix. De l’extérieur, tout doit paraître géré, planifié et incroyablement organisé. Mais derrière la vitrine, c’est le chaos, la violence la plus totale – c’est même la violence qui tient le pouvoir en place. Et c’est complètement fou. »
C’était une de mes angoisses : que le lecteur ne croie pas ce qui est décrit dans le roman.
Cette folie est abominablement mais formidablement romanesque lorsqu’on la pense sous l’angle du thriller ou du roman d’espionnage. Dans ce roman (son premier à être traduit en français), elle s’incarne à travers trois personnages principaux – et une multitude de personnages secondaires, dont – attention spoiler – le Cher Dirigeant Kim Jong-il lui-même. Il y a d’abord deux soeurs jumelles afro-asiatiques, dont l’une, Soo-Min, a disparu un soir des années 1980 sur une plage de Corée du Sud. On comprend vite qu’un sous-marin nord-coréen est impliqué – car oui, dans les années 1970 et 1980, le régime nord-coréen a réellement organisé des kidnappings sur les plages des voisins, pour obtenir des informations ou recruter de futurs agents doubles. Le seul crime, d’ailleurs, pour lequel Kim Jong-il ait jamais officiellement présenté des excuses. Il y a ensuite, il y a dix ans à Pyongyang, le lieutenant-colonel Cho, convaincu des bienfaits et du bien-fondé du régime, mais soudain terrorisé par… sa promotion – car oui, en Corée du Nord, à chaque échelon grimpé correspond une enquête de plus en plus serrée du Bowibu, les services de la sécurité nationale. Et en Corée du Nord, les crimes, même infimes, font l’objet d’une condamnation sur trois générations : si vos aïeux ont été classés comme » hostiles « , vous le serez aussi… Enfin, il y a Madame Moon, vieille femme assignée à résidence aux frontières de la Chine, dont le destin bascule quand un petit ballon lancé depuis l’autre côté de la frontière tombe dans son bout de champ avec, dans un sachet, un peu de propagande, une lampe de poche et quelques morceaux de chocolat. Un trésor qui va lui ouvrir les yeux (non, le Guide Suprême n’est pas Dieu) et lui permettre de se faire une petite place au marché noir afin de, peut-être, sauver son mari de la famine. Un fait qui pourrait la condamner à vie aux travaux forcés, au goulag voire, comme Cho, à un séjour sans retour au » Camp 22 « , un camp concentrationnaire au sujet duquel de rares témoignages évoquent des tortures innommables, des exécution sommaires et des prisonniers soumis à des expérimentations d’armes chimiques – car oui, ça se passe réellement comme ça, et depuis septante ans, en Corée du Nord.
» Quand j’ai eu fini le livre, explique D.B. John, j’ai envoyé une note d’explication à l’éditeur, relevant tout ce qui était scrupuleusement vrai dans le récit. C’était une de mes angoisses : que le lecteur ne croie pas ce qui est décrit dans le roman, tellement ça semble inimaginable. On a donc mis cette note à la fin de l’ouvrage, reprenant toutes mes sources, dont la plupart sont officielles. Ce qui se passe là-bas est connu, ça a même fait l’objet il y a quelques années d’un rapport très documenté de l’ONU, justement dans l’idée de ne pas pouvoir dire, comme pour l’Holocauste, qu’on ne savait pas. On sait. Mais le monde continue quand même d’attendre que le régime s’écroule de l’intérieur. Ça arrivera. Mais quand ? »
Terreau fertile
D.B. John n’est évidemment pas le premier romancier ou raconteur d’histoires à s’emparer de cette incongruité politique et historique qu’est la Corée du Nord. Rien qu’en France, Alain Gardinier ( DPRK), Pascal Vatinel ( Les Larmes du Phénix) ou Jean-Luc Coatalem ( Nouilles froides à Pyongyang) en avaient déjà fait le décor atypique de leurs récits. On trouve également, en bande dessinée, quelques romans graphiques remarquables sur le sujet : L’Anniversaire de Kim Jong-il de Mélanie Allag et Aurélien Ducoudray, La Faute de Michaël Sztanke et Alexis Chabert, ou le formidable Pyongyang de Guy Delisle, paru à l’Association en 2004 déjà. Rien de vraiment neuf en enfer donc, si ce n’est que D.B. John choisit une voix à mi-chemin entre la précision d’un Tom Clancy et le sens de l’extrapolation historique d’un Robert Harris pour porter son propos. Son Etoile du Nord se lit dès lors comme un redoutable page turner, capable de séduire un très large public… qui en retiendra peut-être quelque chose. Cet ancien éditeur de livres pour enfants désormais reconverti en écrivain de thrillers ne sait pas très bien d’où lui vient cette fascination pour les abus de pouvoir et les régimes autoritaires. Son premier roman, pas encore traduit, se situait à Berlin en 1936 – » Peut-être mon éducation très anglaise dans une école pour garçons « , souffle-t-il. Il n’a en tout cas rien laissé au hasard en ce qui concerne la Corée du Nord : » J’ai pu y rester quinze jours et j’ai également passé beaucoup de temps en Corée du Sud, entre autres pour interroger des Nord-Coréens qui ont fait défection. » De quoi alimenter son analyse géopolitique de cette dictature héréditaire et incongrue. Analyse qui forme, sans rien en dévoiler, la ligne rouge de son thriller s’achevant au lendemain de la mort du Dirigeant Suprême Kim Jong-il, en 2011. » J’ai tout de même laissé quelques portes ouvertes pour poursuivre le récit, à la demande de mon éditeur. La Corée du Nord n’est en demande d’aucun dégel diplomatique, n’en déplaise à cette grosse brute de Trump, fasciné par les hommes forts. Le dirigeant actuel est issu d’une longue lignée qui réussit depuis septante ans à garder volontairement son peuple pauvre, terrorisé, affamé et le plus ignorant possible du monde extérieur. Ce n’est que comme ça que le régime tient en place. Kim Jong-un le sait : soit il n’améliore pas les conditions de vie des Nord-Coréens, et ce sera un jour la révolution ; soit il améliore leurs conditions de vie, les sort un peu de leur ignorance, et ce sera aussi la révolution ! »
L’Etoile du Nord, par D.B. John, éd. Equinox/Les Arènes, traduit de l’anglais par Antoine Chainas, 624 p.