Vote électronique, vote à l’aveugle…
Introduit pour la première fois en 1991, le vote électronique est toujours en phase de test dans notre pays. Plus cher que le vote papier et peu transparent en matière de contrôle, le système sera utilisé jusqu’aux élections fédérales de 2007. Ensuite, il appartiendra au Parlement de prendre ses responsabilités pour valider ou non l’expérience
Le 8 octobre prochain, 44 % des Belges vont voter à l’aveugle. Ils feront confiance à un ordinateur pour inscrire leur choix électoral sur la piste magnétique d’une carte en plastique. Carte qui sera ensuite déposée dans une urne électronique. A aucun moment du processus, ils n’auront la certitude visuelle, comme c’est le cas avec le vote papier, que le candidat auquel ils donnent leur voix est bien celui qui sera comptabilisé par l’urne.
Chercheur au Centre de droit public de l’ULB, Anne-Emmanuelle Bourgaux ne cache pas ses réticences en matière de vote automatisé (ou vote électronique). » Quand on analyse le procédé de vote automatisé, on finit par se demander pourquoi on fait appel à des ordinateurs pour voter. Au début de l’expérience, on évoquait souvent trois avantages : la rapidité, le coût et le contrôle de la régularité du scrutin. Si, d’un point de vue démocratique, l’argument rapidité peut paraître secondaire, les deux autres raisons invoquées semblaient plus déterminantes. Mais avec le recul, on s’aperçoit pourtant qu’aucun des avantages n’est véritablement rencontré. »
Ce serait même le contraire. Pour autant qu’il n’y ait pas eu de panne, l’opération de dépouillement des bureaux de vote électronique est souvent plus rapide que celle des bureaux classiques. Par contre, l’acte de vote lui-même est généralement plus lent, d’où l’apparition de nombreuses files.
Enthousiasme intact
Les files ne semblent toutefois pas entamer l’enthousiasme des électeurs. Selon un questionnaire du Centre d’étude de la vie politique (CEVIPOL) soumis à 1637 personnes lors des élections du 18 mai 2003 (1), il apparaît qu’un peu moins de trois-quarts des répondants ont déclaré » très facile » de voter sur ordinateur. Les appréciations positives atteignent même 95,11 % si on ajoute les 24,92 % des sondés ayant déclaré » facile » de voter électroniquement. Sur l’ensemble de l’échantillon, le sentiment de confiance envers le vote automatisé est également largement majoritaire. Les réponses favorables ( » totalement confiance » et » plutôt confiance « ) sont exprimées dans 89 % des cas. Seuls 8,5 % des sondés expriment une défiance ( » plutôt pas confiance » et » pas confiance du tout « ) à l’égard du vote sur ordinateur. Comme le souligne l’enquête, » si le sentiment de confiance semble largement dominer, il n’est pas pour autant sans réserve. En effet, les répondants déclarant une totale confiance sont majoritaires (54 %), mais près d’un tiers de l’échantillon exprime une confiance nuancée (34, 88 %). » On peut également s’interroger sur la pertinence du moment choisi pour réaliser cette enquête. Qui va sortir de l’isoloir en avouant qu’il vient de réaliser une chose absurde ?
» Il y a quinze ans, on nous a fait croire que le vote électronique allait permettre de réaliser des économies, se souvient Patricia Fenerberg de l’association PourEVA (2), qui milite pour une éthique du vote automatisé. Or, selon nos chiffres, il semblerait que le vote électronique coûte de 3 à 4 euros par électeur. » Une estimation réalisée pour le Sénat sur la base des élections du 13 juin 2004 parle même de 4,50 euros par électeur pour le vote automatisé, contre 1,50 euro seulement pour le vote papier. On est très loin des économies attendues. Sans compter que le parc informatique utilisé pour les scrutins commence sérieusement à devenir obsolète. La mise à niveau de l’ensemble du matériel de première génération (acheté avant 1999) a été estimée à 3,8 millions d’euros. Et, en 2008, il faudra penser à renouveler l’ensemble des machines…
» A l’inverse de ce que l’on pourrait penser, poursuit Kleijn Kommer, du collectif PourEVA, le vote automatisé est peu répandu en Europe. Seuls les Pays-Bas et la Belgique sont des pays où le vote électronique est significatif. Pour des raisons de fiabilité et par manque de garanties, l’Irlande vient de suspendre le vote électronique. Le gouvernement irlandais n’a pas hésité à stocker les 52 millions d’euros d’ordinateurs qu’il avait achetés pour organiser les scrutins. » En Belgique, on ne s’étonne même pas du fait que les programmes via lesquels on vote n’aient pas été élaborés par le ministère de l’Intérieur, mais bien par des firmes privées. Comme le souligne un rapport du collège d’experts chargé de surveiller le bon déroulement du scrutin électronique, » le collège a pu constater que, bien que le ministère soit formellement propriétaire des systèmes de vote électronique, il est entièrement dépendant des firmes qui ont livré ces systèmes. La connaissance des systèmes critiques ne peut certainement pas être sous-traitée au secteur privé, ce qui mettrait l’autorité publique hors d’état d’exercer un contrôle adéquat sur des systèmes dont elle est propriétaire et dont la démocratie est tributaire. » Depuis, le contrôle a été renforcé. Mais il est le fait de sociétés privées qui ont été payées par les firmes qui ont élaboré le système. On croit rêver !
» Sous couvert de la modernité, on bafoue des années de travail législatif qui ont permis de mettre en place un système de contrôle efficace, fulmine Michel Staszewski, de l’association PourEVA. Au début, nous nous sommes opposés au vote électronique via des procédures judiciaires, mais sans résultats probants. C’est pourquoi nous avons décidé d’opter pour des actions de lobbying, notamment vers le monde politique. Depuis les dernières élections, on perçoit un changement : globalement, on sent que la classe politique, notamment dans le sud du pays, s’interroge sur la crédibilité du vote électronique. »
» Dans ce dossier, conclut Anne-Emmanuelle Bourgaux, on a l’impression qu’il est urgent de ne rien faire. Sur le plan politique, on assiste à une sorte de statu quo. Dans les partis francophones, personne ne semble convaincu par le vote électronique. Mais personne ne prend ses responsabilités pour y mettre fin. Du coup, il n’y a pas de majorité pour l’étendre, mais pas non plus pour le stopper. Alors, à chaque élection, on continue de bricoler au coup par coup avec des bouts de ficelle. » La situation restera en l’état pour les élections de 2006 et 2007, explique-t-on au ministère de l’Intérieur. » Ensuite, la question devra être tranchée par le Parlement. Mais il n’appartient pas au Service public fédéral Intérieur de dire s’il est pour ou contre le vote électronique. »
En attendant, si nous devions exporter notre système de vote électronique vers un pays démocratiquement émergent, il ne passerait pas le filtre de certaines recommandations émises dans le Manuel d’observation des élections (3) de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Ouvrage de référence pour les équipes des missions d’observation électorale de l’OSCE – dont la Belgique vient de prendre la présidence -, le manuel précise, entre autres choses, qu’il faut se méfier » des systèmes de vote électroniques qui ne laissent pas de trace papier vérifiée par l’électeur lui-même et consultable manuellement de quelque façon que ce soit. » Sans trop s’avancer, on peut d’ores et déjà dire que, le 8 octobre prochain, près d’un Belge sur deux votera, justement, sur un tel système. » Avoir un ordinateur dans l’isoloir est une approche complètement dépassée « , tranche Michel Staszewski. Parfois, il faut admettre que la modernité peut aussi passer par un simple crayon.
l
Le 27 septembre prochain, l’émission » Questions à la une » (RTBF) consacre un reportage de 26 minutes au vote électronique.
(1) www.belspo.be/belspo/fedra/proj.asp?l=fr&COD=SO/11/075
(2) www.poureva.be
(3) www.osce.org/publications/odihr/2005/04/14004-240-fr.pdf
Vincent Genot
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