Vivifiante Anvers

Dans la  » Jérusalem du nord « , la communauté juive est très attachée à ses racines et à ses traditions. Les ultra-orthodoxes en sont la partie la plus visible, mais la réalité est plus complexe. Un brassage qui a longtemps trouvé son ancrage dans le milieu diamantaire. La crise va-t-elle l’obliger à changer de visage ?

Anvers est cosmopolite, mais elle possède une caractéristique unique : les juifs hassidiques (ultra-orthodoxes) font partie de sa population locale. Seuls Jérusalem, Londres et New York partagent cette particularité. La communauté juive anversoise se compose toutefois de multiples degrés de religiosité, de modes de vie et de courants idéologiques. L’avocat et ancien parlementaire libéral Claude Marinower, qui siège actuellement au conseil communal d’Anvers, regrette qu' » elle soit dépeinte de façon monolithique. Certains juifs sont si bien intégrés qu’il est impossible de les distinguer. Orthodoxes, traditionalistes et athées façonnent un échiquier, où le judaïsme se vit sous les formes les plus diverses « . Le Forum der Joodse Organisaties regroupe l’ensemble des organismes juifs en Flandre. Eli Ringer en est le  » premier président religieux, mais toutes les tendances vivent en parfaite harmonie. Nous surmontons nos désaccords afin de dialoguer démocratiquement « . Résolument tournée vers le présent, la communauté garde un £il rivé sur le passé. Dans son Histoire des juifs d’Anvers (éd. S.M. Ontwikkeling), Ephraïm Schmidt écrit que la première trace de leur présence apparaît dans un document datant de 1261. Ce n’est qu’au XVIIIe siècle que les juifs deviennent des citoyens égaux, qui pratiquent leur culte librement. L’arrivée d’immigrés, fuyant les persécutions, et le développement du marché diamantaire font croître la communauté, qui compte 50 000 personnes avant la Seconde Guerre mondiale.

Sphinx florissant

La Shoah décime la communauté juive d’Anvers. La jeune historienne Veerle Vanden Daelen note que 65 % d’entre elle est déportée, bien plus que la moyenne belge. Sa thèse sur  » La reconstruction de la communauté juive d’Anvers après la Seconde Guerre mondiale « démontre toutefois que  » la vie juive ressuscite  » grâce au retour de certains rescapés, aux arrivants orthodoxes polonais et hongrois, et à la relance du diamant. Professeur de littérature allemande à l’université d’Anvers, Vivian Liska y dirige aussi l’Institut des études juives.  » Non seulement cette communauté survit, mais elle se reconstitue de façon forte, vivante et structurée. Ses visages sont nombreux. Ainsi, l’orthodoxie se protège du monde moderne en préservant les valeurs et les traditions d’antan.  » Cela ne l’empêche pas d’intégrer le monde diamantaire. Loin d’être uniforme, la société juive anversoise se compose de multiples branches, essentiellement ashkénazes. La petite synagogue séfarade est la cible d’un attentat, en 1981, mais des dons de toutes origines l’aident à se reconstruire. Autant de segments qui témoignent d’une diversité, enracinée dans la ville et la vie de tous les jours. Outre 35 synagogues, il y a 8 écoles reconnues, dont la Yesodei Hatorah, fondée en 1903, qui sépare les filles des garçons, ou la Tachkemoni (mixte) réputée mondialement pour son exigence éducative. L’enseignement profane et juif est donné par des profs juifs et flamands.

L’aspect polyglotte est renforcé par des couples, composés de multiples nationalités. Selon Eli Ringer,  » Anvers se distingue d’autres communautés mondiales par la scolarisation juive de 90 % des enfants, y compris chez les non-pratiquants « . Vivian Liska précise que  » les filles ultra-orthodoxes ne sont pas en reste. Bon nombre d’entre elles travaillent ensuite pour que leur mari se consacre à l’étude de textes sacrés « . Cette universitaire reconnue est  » la preuve que ce milieu n’est pas limité « . Anvers constitue un vivier animé autour d’associations dynamiques, de mouvements de jeunesse, d’un centre sportif (Maccabi), d’une maison de retraite (Altesheim), de commerces, restos, boucheries et pâtisseries kasher, dont Kleinblatt. Elle se situe dans l’ancien quartier juif, où vit à présent la population d’origine maghrébine. On y est boulanger de père en fils depuis 1903. Un palais délicieux, où se mêlent employés et clients juifs et non juifs. Il en va de même au magazine Joods Aktueel. Pour son rédacteur en chef, Michael Freilich,  » il incarne cette communauté diversifiée, qui cohabite sur un petit territoire. Notre publication neutre tend un pont entre juifs et non-juifs. Le débat y occupe un rôle central « , y compris dans des sujets comme l’homosexualité ou la transplantation.

Diamants are not forever

Si Anvers la juive est kaléidoscopique, l’un des ciments est indéniablement l’univers du diamant. Un incroyable melting-pot, où la frontière des langues, des cultures, des nationalités et des croyances religieuses est abolie. Le quartier diamantaire est fermé lors des fêtes juives, tant cette communauté a contribué à hisser Anvers comme capitale mondiale du diamant. L’avocat Claude Marinower souligne que  » de 26 000 à 30 000 emplois locaux en découlent directement. Mais les juifs sont aussi actifs dans les domaines scientifiques, universitaires, immobiliers ou culturels « . Jusqu’il y a peu, 80 % des juifs anversois étaient diamantaires, souvent de père en fils. Ce chiffre chute à 30 %. En cause ? La crise économique doublée de la concurrence des Indiens, en pole position à Anvers. La taille du diamant est exportée en Inde, où la main-d’£uvre coûte beaucoup moins cher. La Chine et la Thaïlande la talonnent sur le marché. Eli Ringer, du Forum der Joodse Organisaties, déplore que  » la Belgique n’ait pas trouvé la parade pour rester dans la course « .

Il ne cache pas son inquiétude quant au gagne-pain des juifs anversois.  » Beaucoup de jeunes changent de direction en allant étudier à Bruxelles, en Israël ou ailleurs. La plupart ne reviennent pas au bercail.  » Constat que partage Claude Marinower.  » Une certaine frange de la communauté est confrontée à un problème à moyen terme. La nouvelle génération vise d’autres horizons, mais peut aussi occuper de nouvelles fonctions après des études supérieures.  » Jusqu’à présent, les juifs d’Anvers étaient confinés au milieu diamantaire. Cela a consolidé leurs liens, en les obligeant à dépasser leurs différences, mais comment amorcer ce tournant ? Si Eli Ringer semble pessimiste, Claude Marinower pense qu' » il y aura une diversification des métiers, comme dans la plupart des communautés juives du monde « . Michael Freilich précise que des juifs continuent à affluer du monde entier pour travailler ici ou se marier.  » On compte les partants, mais pas les arrivants. « 

Anvers a toujours été fluctuante, mais le nombre de familles dans le besoin ne cesse d’augmenter en raison de la crise diamantaire. Erigée en 1920, La Centrale est initiée par Niko Gunzburg, un avocat, diplomate et écrivain flamingant. Cet organisme regroupe l’ensemble des £uvres sociales juives d’Anvers. L’une des responsables affirme que  » cette solidarité entre religieux et non-religieux symbolise la beauté de notre communauté. Il n’y a pas d’équivalent ailleurs « . Outre les subsides d’Etat, de nombreux bénévoles et donateurs anonymes contribuent à son fonctionnement. Les séquelles de la Shoah ont nécessité un Centre médical psychologique.  » Polyglotte et pointue, son aide ne se limite pas à la communauté juive.  » La Centrale se charge aussi du Altesheim, la maison de retraite juive, de la visite des malades ou des repas kasher à l’hôpital. Elle fournit discrètement une aide ménagère, alimentaire, vestimentaire et financière aux nécessiteux.

Climat incertain

Un nouveau malaise a surgi récemment au sein de la communauté : l’antisémitisme contre lequel le Forum der Joodse Organisaties lutte activement. Eli Ringer prétend qu' » il se ressent jusque dans le monde politique et médiatique. Il y a toujours eu un antisémitisme latent, mais l’antisionisme de la gauche et de l’extrême gauche présente une nouvelle sorte. Je redoute la montée des nationalismes en Europe, ainsi que l’importation du conflit israélo-palestinien en Belgique par une minorité de la communauté musulmane. Elle prône l’amalgame entre juifs et Israéliens. Même si nous soutenons ce pays, nous restons des citoyens belges ! « . Michael Freilich, du Joods Aktueel, perçoit  » la Belgique comme ma terre maternelle et Israël comme ma terre paternelle. Impossible de choisir ! « . En dépit des tensions avec  » les jeunes Marocains « , le rédacteur en chef dédramatise la situation.  » On se sent toujours en sécurité à Anvers, où les autorités sont sensibles au problème. Les agressions verbales doivent être condamnées, mais les agressions physiques restent heureusement rares.  » Claude Marinower confirme qu' » ici l’antisémitisme n’est pas plus violent qu’ailleurs. Une partie de la communauté allochtone musulmane importe volontairement la crise du Moyen-Orient à Anvers. Quand des individus se font insulter ou menacer, dans la rue, parce qu’ils sont ostensiblement juifs, on ne peut pas excuser l’inexcusable ! Certains enfants retirent la kipa de peur d’être agressés. Or la communauté juive pèche par sa passivité « .

L’homme politique anversois confesse se sentir parfois bien seul,  » mais ce désinvestissement est propre à la société contemporaine « . Il y a peu, le Standaard a fait scandale en prédisant qu’il n’y aurait plus de juifs à Anvers d’ici à cinquante ans.  » Une boutade « , soutient Michael Freilich qui rappelle que  » ces dix dernières années ont vu naître de nouvelles synagogues et écoles « . La directrice de l’Institut des études juives, Vivian Liska, est d’avis que  » la communauté juive colorie le paysage anversois. Elle est la preuve qu’on peut vivre, sans conflit, avec un mode de vie et une croyance spécifiques « . Un modèle à suivre ? Si Eli Ringer s’interroge sur l’avenir des jeunes, Claude Marinower  » ne pense pas que les juifs vont disparaître d’Anvers après tant de siècles. Même si la communauté va changer, en fonction de l’émigration et de l’immigration, elle dispose de bases solides « . Un visage qui reste à dessiner…

KERENN ELKAÏM

 » ON COMPTE LES PARTANTS, MAIS PAS LES ARRIVANTS « 

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