Le bonheur… quand je pourrai ! La retraite est perçue comme un ticket pour le paradis. Et nous n’avons pas envie de mariner au purgatoire. Sondage exclusif
(1) Het eindspel. Werknemers, hun partners en leidinggevenden over uittreden uit het arbeidsproces, Van Gorcum/SMS, Den Haag, 2003.
Il faut être fou pour travailler ! » Au moment où les participants à la Conférence nationale sur l’emploi s’arrachent les cheveux pour trouver les moyens de mettre 200 000 personnes au travail en quatre ans, y compris parmi les plus âgés, l’affirmation a quelque chose de politiquement incorrect. Or elle émane d’un chercheur qui se penche, depuis longtemps et avec passion, sur le phénomène du vieillissement de la société et plus particulièrement sur le penchant qu’ont nos contemporains à goûter de plus en plus tôt aux joies de la retraite. Les rapports successifs de l’enquête-sondage que dirige le Pr Marc Elchardus (VUB) dressent le portrait scientifique de ce qui se passe sous nos yeux et que nous observons dans les familles et sur les lieux de travail : les fins de carrière surviennent bien avant l’âge de 65 ou 60 ans et l’espérance de vie atteint les 80 ans. Ce double phénomène, combiné à une faible natalité, constitue une bombe à retardement pour le financement et la viabilité des régimes de pension légale, supportés par les travailleurs actifs. Pourtant, il s’agit d’une véritable lame de fond de plusieurs sociétés de la » Vieille Europe « , qui mérite plus que jamais son nom. Si l’on tient compte de toutes les formes de cessation d’activité professionnelle (pension, prépension, chômage, incapacité de travail et » repli » sur un statut de femme ou d’homme au foyer), à 57 ans, c’est fini. Et même à 47 ans pour les femmes. Il ne s’agit pas toujours d’un choix libre, mais il l’est tout de même dans environ 55 % des cas. Et les choses se passent comme si le » retrait anticipé de la vie active » était devenu un véritable droit acquis. C’est entré dans les m£urs. Quelques générations de prépensionnés sauvés des crises économiques des fermetures et des restructurations ont fait des petits. Dans la catégorie d’âge 45- 65 ans, seule la moitié est encore active et quand on demande aux travailleurs de plus de 45 ans toujours au poste jusqu’à quel âge ils veulent travailler, 60 ans est l’extrême limite.
Ils savent déjà que le travail, à ce moment-là, ils ne le regretteront pas. Une fois les amarres professionnelles larguées, ils comptent recevoir le ticket sans retour pour le paradis de la retraite. Celle-ci se profile devant 59 % des sondés comme une perspective » plutôt positive » ou même » très positive « , comme une nouvelle période de leur vie qui leur permettra de réaliser de nombreuses attentes dont le boulot les prive actuellement ( voir tableau p. 33). Ce n’est, en soi, pas très étonnant. Mais, ce qui peut surprendre, c’est à quel point le monde du travail et la vie après la retraite apparaissent de plus en plus comme des univers cloisonnés, étrangers l’un à l’autre. A quel point, aussi, le fait de manquer de temps pendant la période dite active fait reporter à plus tard une multitude d’aspirations et la réalisation d’une foule d’attentes, d’ordre immatériel surtout : épanouissement personnel, de meilleures relations, plus intenses, avec la famille, le bien-être corporel, se consacrer aux loisirs et au jardinage… Les attentes par rapport à la retraite sont fort positives et très élevées. Oui, il y a une vie après la pension ! Le temps est loin où le chancelier de l’Empire allemand Bismarck, quelquefois érigé en père de la sécurité sociale, concéda à fixer à 65 ans l’âge de la retraite, sachant pertinemment bien qu’il était plutôt rare qu’un travailleur y accède un jour. Nous étions au xixe siècle. Cette année, deux sociologues néerlandais, Henkens et Solinge, consacrent un opus à cette curieuse découverte des temps modernes : l’existence d’une vie après la pension (1).
Le fait que, manifestement, les attentes d’une majorité de travailleurs s’éloignent, à partir de 45 ans, de la sphère du travail, de la consommation et du bien-être matériel a, fort logiquement, une conséquence psychologique : on a envie qu’il arrive enfin, ce temps béni où la détente et le miel se substitueront au stress et aux aigreurs d’estomac dus aux contraintes professionnelles. Et, quand cette délivrance apparaît encore comme fort lointaine, il n’est pas rare que surgisse un processus d’anticipation appelé work withdrawal : on s’implique moins au travail, on arrive souvent en retard, on tombe malade, on s’absente. Le phénomène du burn out guette. Il s’agit là d’un ensemble de comportements montrant qu’on a déjà fait son adieu mental au travail et que l’on a déjà un pied dans la retraite. Dangereux évidemment, mais le sentiment est entretenu, entre autres, par les médias. Le groupe TOR établit en effet un lien entre les journaux qu’on lit ou les chaînes de télé qu’on chérit et l’envie de partir plus ou moins tôt à la pension. Les personnes qui préfèrent les médias populaires veulent dételer plus rapidement, sans doute parce qu' » on leur y présente rarement l’image d’un monde où le travail peut être passionnant, absorbant et attrayant ; c’est généralement loin du travail que les émissions de télé privilégiant la fonction de délassement relèguent le plaisir et la satisfaction « , observe Mark Elchardus.
» Il est probable, reconnaît toutefois le sociologue, que la consommation de médias populaires va de pair avec un emploi qui favorise moins l’implication, et notre enquête permet d’affirmer que la principale raison de souhaiter une retraite anticipée réside dans un manque de qualité du travail. »
Quand, au demeurant, on est victime de » l’âgisme « , ces pressions plus ou moins sournoises qui vous font penser qu’il serait temps de débarrasser le plancher (voir tableau ci-dessus ) et que l’on pense, comme le prévoient ou le constatent 40 % des personnes interrogées entre 46 et 65 ans en attente ou déjà en (pré)pension, que l’arrêt du travail n’aura pas de conséquences financières négatives, il devient presque irrationnel ou masochiste de ne pas lorgner les différentes formules de pension anticipée : » Oui, il faut être fou pour continuer à travailler à partir d’un certain âge « , admet Mark Elchardus en boutade. Mais, pour lui, la véritable folie ne serait pas individuelle, mais plutôt collective. Il incrimine le système et les mentalités qui compressent le cours de la vie active : il faut toujours faire plus, travailler plus dur et de manière plus productive dans une carrière qui se rétrécit : » Le travail devient ainsi sans doute moins agréable, le risque augmente d’éprouver un sentiment de manque de temps, on commence à se préparer à une retraite anticipée et l’on voit se développer dans notre société un cycle qui s’avérera finalement intenable, car il est probable que la perspective d’une pension anticipée stimule l’aspiration à pouvoir disposer de plus de temps, sapant ainsi l’implication au travail. »
Comment sortir de cette spirale infernale ? Une nouvelle politique de la fin de carrière devrait être tracée et c’est pour tenter de la baliser que l’enquête-sondage de TOR a testé plusieurs pistes.
Pour suivre : Vivement le travail !