Violence conjugale : briser les silences

Une femme sur huit, en Belgique, a déjà été battue ou violée par son compagnon. Même si des tabous tombent, notamment à la faveur de faits divers médiatisés, la violence au sein des couples reste un fléau sous-estimé

(1) En Belgique francophone, il existe trois centres d’accueil pour femmes battues. En voici les coordonnées : 02 539 27 44 (Bruxelles), 064 21 43 33 (La Louvière), 04 223 45 67 (Liège).

(2) La Violence conjugale, revue Droit et Justice n°56, sous la direction d’Andrée Boas et Jenny Lambert, éditions Bruylant-Nemesis.

(3) L’ASBL Praxis a deux antennes. A Liège : 04 228 12 28. A Bruxelles : 02 217 98 70.

Il arrive un moment où je pète les plombs. Je ne me contrôle plus. Alors les gifles partent, en rafale. Parfois les coups de pied aussi… Ma femme a le don de me pousser à bout. Quand elle se met en colère, elle crie beaucoup et fort, elle m’empêche même de dormir la nuit pour me bombarder de reproches. Je sais, cela n’excuse rien. Je suis l’homme, donc le plus fort physiquement. C’est à moi d’assumer.  » A 40 ans, Jean se rend compte que son couple part à la dérive. Les disputes sont de plus en plus fréquentes, violentes surtout. C’est une folie à deux, comme il dit.  » Ma femme m’agresse, me griffe, me tire les oreilles. Bien sûr, elle n’est pas aussi dangereuse que je peux l’être pour elle.  »

Un soir, un ami qui dormait chez eux a entendu une de leurs altercations. Le matin, il a aperçu le visage tuméfié et enflammé de l’épouse de Jean. Les deux hommes ont eu une longue conversation. Jean devait réagir. Il s’est dirigé vers l’ASBL Praxis, dont lui avait parlé un thérapeute de couple. Basée à Liège et à Bruxelles, cette association, unique en Belgique, aide les auteurs de violence conjugale (certains lui sont envoyés par la justice, d’autres viennent volontairement) à prendre conscience de la gravité de leurs actes, à cesser de se justifier, de banaliser leur comportement, de rejeter la responsabilité sur celle qui prend les coups. Et à se contrôler.

Après une vingtaine de séances au sein d’un groupe de parole de l’ASBL, Jean a réalisé qu’il devait adopter une autre stratégie pour faire face à la frustration. Il parvient enfin à identifier le moment où il risque d’entrer dans la zone rouge.  » La dernière fois que c’est arrivé, j’ai fui les cris de ma femme, je suis sorti de la maison pour me calmer.  » Ce fut, pour lui, une sacrée victoire.

Même si cela reste encore une exception, les partenaires violents se livrent de plus en plus. Ils apprennent à exprimer leurs émotions, leurs angoisses. Leurs souffrances également. Au-delà de la honte et de l’image de lâcheté qu’on renvoie à tout homme qui bat sa compagne. Quel progrès ! Il n’est certes pas question d’excuser les auteurs de violence conjugale, mais de les comprendre, afin de mieux prévenir ce fléau mondial qui est la première cause de mortalité et d’invalidité – avant le cancer et les accidents de la route – des femmes âgées de 15 à 44 ans.

Un quart des actes de violence enregistrés en Europe sont des agressions d’un homme envers sa compagne. L’Agence France Presse (AFP) a relevé 30 meurtres de femmes par leur conjoint, rien que cet été, dans l’Hexagone. En Belgique, selon l’étude la plus récente (menée en 1998, par le Pr Bruynooghe, du centre universitaire du Limbourg), 13,4 % des femmes se déclarent victimes de violence physique ou sexuelle grave de la part de leur partenaire. Contrairement aux idées reçues, la violence domestique touche toutes les classes sociales. Aux Pays-Bas, presque la moitié des hommes qui battent leur femme sont titulaires d’un diplôme universitaire. En France, les statistiques révèlent que les agresseurs sont majoritairement des hommes qui ont un certain pouvoir sur le plan professionnel (67 % sont des cadres).

Chaque cas est particulier. L’expérience de terrain permet néanmoins aux spécialistes, notamment les associations qui aident les femmes battues, de dégager des points communs à l’ensemble des situations.  » La violence conjugale intervient quasi toujours dans des couples fusionnels où chacun veut contrôler l’autre, constate ainsi Odette Simon, conseillère conjugale et coresponsable du Centre de prévention des violences conjugales et familiales, à Bruxelles (1). Chaque partenaire ne parvient pas à reconnaître à l’autre le droit d’exister. Ce sont des couples qui ne communiquent pas ou très mal, et où la violence est une façon rapide de résoudre un conflit.  »

Les agressions sont d’abord subtiles. La violence s’installe progressivement : moqueries, propos dégradants, bousculades… Les premiers coups apparaissent souvent lors d’un événement critique : la disparition d’un proche, une séparation, la perte d’un emploi ou, surtout, l’arrivée d’un bébé. Dans 40 % des cas, selon Gilles Rondeaux, professeur à l’Ecole de service social de l’Université de Montréal (Québec), la violence se révèle lorsque la femme est enceinte.  » La première fois que mon second mari m’a battue, c’était quinze jours avant la naissance de notre fille, témoigne Isabelle, une infirmière d’une quarantaine d’années. Nous étions mariés depuis quatre ans. Un soir, il est rentré ivre. Le ton est très vite monté entre nous. Puis, tout à coup, il m’a littéralement tabassée. J’ai reçu des volées de coups de poing dans la figure. Avec le recul, aujourd’hui, je crois qu’il avait trop besoin de moi, qu’il ne supportait pas que je sois moins disponible pour lui, à cause des enfants.  »

Dans la majorité des cas, la victime subit différents types d’agression : physique, sexuelle, mais aussi psychologique. Subtile, cette dernière vise à dénigrer l’autre, à nier sa façon d’être, à le considérer comme un objet, pour le contrôler et garder le pouvoir, comme l’explique la psychanalyste Marie-France Hirigoyen, dans la revue Droit et Justice consacrée à la violence conjugale (2). Pendant des années, Magali, 40 ans, a été la poupée Barbie de son mari.  » Il m’imposait la manière de me coiffer, de m’habiller, de m’épiler. Au point que mes amies se sont finalement étonnées de me voir changer à ce point, de ne plus être moi. Parallèlement, il critiquait tout ce que je faisais. Les plats que je préparais étaient trop salés. Je n’avais pas mis les bonnes assiettes à table. Il m’a dit un jour : ô Tu ne seras jamais comme je veux…  »  »

La violence psychologique peut, elle aussi, faire d’énormes dégâts, même si ceux-ci sont moins voyants. Magali a accumulé les problèmes de santé, pendant presque toutes ses années de mariage. Aujourd’hui, elle va mieux.  » J’ai aidé une femme qui avait un cancer gynécologique, alors que son mari dénigrait toujours cette partie de son corps, se souvient Odette Simon. Elle s’était finalement persuadée qu’elle n’était pas une femme.  »

Les spécialistes parlent aussi de circularité de la violence. Une fois que la tension a explosé brutalement, s’ensuit une période d’accalmie, où l’agresseur tente de se justifier et de tout mettre sur le dos de la victime ( » C’est de ta faute si je te bats. Tu l’as mérité ! « ). Enfin, le couple se réconcilie, le cogneur se répand en excuses et en bonnes intentions. Cette dernière phase, qualifiée de  » lune de miel « , incite la plupart des victimes à rester avec leur partenaire. Beaucoup ont des sentiments ambivalents à leur égard. Alors qu’elle a connu l’enfer pendant six ans avec un mari qui rentrait ivre la nuit, terrorisait ses enfants et la battait sauvagement, Isabelle, qui a enfin réussi à divorcer, lui trouve encore des circonstances atténuantes :  » Il n’est pas foncièrement méchant. C’est l’alcool qui déclenchait tout. Il semble regretter sincèrement ce qu’il a fait. Il a même arrêté de boire.  » Avant de se reprendre :  » De toute façon, je ne pourrais plus vivre avec lui.  »

Comment expliquer cette dépendance affective, malgré la violence ?  » Comme les autres, les femmes battues veulent réussir leur couple, explique Odette Simon. Les agressions dont elles sont victimes s’inscrivent dans un contexte amoureux. Beaucoup considèrent ce qu’elles subissent comme un échec. Elles se culpabilisent, préfèrent se taire et pensent qu’à force d’amour et de patience, elles parviendront à changer leur conjoint. On retrouve souvent chez ces femmes des paquets de culpabilité hérités de l’enfance. Elles tentent de réparer avec leur compagnon de très anciennes souffrances. Elles vont tout faire pour sauver leur ménage de crainte de voir réapparaître ces blessures enfouies. Contrairement au cliché de la femme battue fragile, toutes font d’ailleurs preuve d’une force incroyable pour supporter une telle existence. Sans doute, ont-elles une tolérance beaucoup plus grande que la moyenne à l’intolérable.  »

Paradoxalement, c’est aussi la souffrance qui pousse certains hommes à agresser leur femme. Les deux partenaires d’un couple qui vit des relations violentes manifestent généralement les mêmes symptômes : dépendance extrême, peur d’être abandonné, faille narcissique, besoin d’être valorisé par l’autre.  » Mes parents se sont séparés quand j’avais 11 ans, raconte Isabelle. J’étais à l’internat depuis mes 6 ans. J’ai vraiment souffert de carences affectives.  » Jean, lui, avait un père alcoolique, absent, et une mère qui cachait les problèmes familiaux derrière une façade rigide.

Aussi, dans tous les cas, on ne résout les violences de couple que si on travaille, en même temps, avec l’un et avec l’autre, affirment désormais les psychologues spécialisés. En Belgique et ailleurs, les collectifs pour femmes battues eux-mêmes s’interrogent de plus en plus sur les hommes violents et les causes de leur agressivité, conscients que s’occuper uniquement des victimes revient à appliquer un emplâtre sur une jambe de bois.

Pour les féministes, la violence conjugale pose la question du pouvoir, de la domination de l’homme sur la femme. Les sociologues ajoutent que, de manière générale, la violence masculine s’inscrit dans un cadre socioculturel en pleine évolution, où l’homme est désorienté, à la fois au niveau de son couple, de sa famille et de la société. Les avancées féministes et les années de crise économique ont obligé l’homme et la femme à redéfinir leur rôle social.  » Mais les stéréotypes persistent malgré tout, latents, aliénants, et engendrent une haine entre les sexes, explique Christiane Castelain-Meunier, sociologue et chercheuse au CNRS, à Paris. Cette juxtaposition de représentations antagonistes crée énormément d’angoisses liées à la question fondamentale : comment être soi-même par rapport à l’autre ? Pour l’homme, c’est d’autant plus difficile que, actuellement, il n’a plus beaucoup de repères pour se construire. Même plus le service militaire !  »

A l’ASBL Praxis (3), son directeur Vincent Libert entend des messages éloquents de la part des hommes violents qu’il reçoit, lorsque ceux-ci évoquent leur femme. Du genre :  » J’ai l’impression d’avoir un homme en face de moi.  » Ou encore :  » Si seulement, elle ne voulait pas être comme moi.  » Beaucoup ne supportent pas le pouvoir que les femmes ont acquis ces dernières décennies et ne parviennent pas à s’adapter.  » Je suis frappé par les questions que certains hommes se posent par rapport à leur rôle dans le couple, dit Vincent Libert. Ils se disent surpris par les attentes de leur compagne en matière d’éducation, par exemple, comme si, après leur journée de boulot, ils étaient exemptés de toute obligation vis-à-vis des enfants.  »

Dans ce contexte incertain, les hommes se laissent aller, se négligent, s’oublient.  » Ils se mal-traitent, affirme même Libert. J’entends régulièrement de la part d’auteurs de violence : ô Il a fallu que la justice m’arrête pour que je prenne soin de moi.  » Comme si la justice remplissait désormais le rôle socio-éducatif des mouvements populaires des années 1950…  » L’émergence actuelle de magazines consacrés au bien-être masculin, à l’instar de la presse féminine il y a trente ans, est, à cet égard, très significative.

Les mentalités évoluent lentement par rapport à la violence conjugale. Si, jusqu’ici, on a très peu considéré les problèmes des agresseurs pour davantage prévenir ce fléau, les victimes, elles, n’ont guère bénéficié de beaucoup d’attention, même lorsque le combat féministe leur a permis, à partir des années 1970, de sortir petit à petit de leur silence. C’est à cette époque que sont apparus les premiers refuges pour femmes battues. Le lien entre le statut inégal des femmes et la violence exercée à leur encontre a été reconnu pour la première fois en 1975, à Mexico, lors de la Conférence mondiale sur la condition féminine. Pourtant, dans la plupart des pays occidentaux, ce n’est que depuis quelques années seulement que la violence domestique est punie par la loi.

En France, alors que l’article du code napoléonien autorisant le mari à battre son épouse a été abrogé au milieu des années 1970 (!), la loi considérant comme circonstance aggravante le fait que l’auteur de violence soit le conjoint de la victime date de 1992. La Suède, souvent citée en exemple pour son approche de la violence conjugale, n’a inscrit celle-ci dans son code pénal qu’en 1998. Et en Belgique ? La loi Lizin, selon laquelle la violence physique doit être plus sévèrement sanctionnée lorsqu’elle est commise dans le cadre d’une relation de couple, a été adoptée le 24 novembre 1997. Un texte légal peu appliqué… En effet, cette loi encourage les victimes à porter plainte, tout en sensibilisant la police et les parquets. Or une étude, réalisée en 2001 par l’ULB et la KUL, a montré que 9 plaintes de femmes battues sur 10 étaient toujours classées sans suite par les parquets.

Pour réagir à cette inertie judiciaire, poussé dans le dos par les Nations unies et l’Union européenne, le gouvernement Verhofstadt a lancé, il y a trois ans, un plan d’action national contre les violences conjugales. Alors ministre de l’Emploi et de l’Egalité des chances, Laurette Onkelinx (PS) a proposé, en 2003, une loi qui prévoit des peines plus sévères pour les auteurs de ce type de délit ainsi que l’attribution du logement familial à la victime. La justice s’est, par ailleurs, dotée de nouveaux outils, tels que les mesures judiciaires alternatives ou la médiation pénale, sans doute plus appropriés à la majorité des cas d’agression entre conjoints.

Qu’est-ce que cela a déjà changé ? Certains parquets commencent enfin à prendre le problème plus au sérieux. Au mois de septembre, celui de Liège a annoncé une politique de tolérance zéro vis-à-vis des cogneurs. Un coup symbolique important.  » J’ai été ébranlée par une émission de Mireille Dumas, sur France 2, consacrée à la violence conjugale suite à l’affaire Trintignant, avoue Anne Bourguignont, procureur du roi de Liège. J’ai rencontré des femmes dans des refuges, notamment une dame de 60 ans qui était battue par son mari depuis trente ans et qui a décidé de fuir quand son fils a commencé à la frapper. Beaucoup m’ont dit ne pas avoir déposé plainte, car cela n’aurait servi à rien.  » Anne Bourguignont a alors secoué son parquet tout en s’inspirant d’une expérience française, à Douai, qui consiste à écarter les hommes violents du domicile conjugal et à les placer, pendant deux semaines, dans un centre pour sans-abri.  » Depuis le mois de septembre, nous ouvrons entre 5 à 8 dossiers et nous procédons à 2 arrestations, en moyenne, chaque jour « , dit Catherine Collignon, substitut au parquet de Liège, en charge des affaires de violence conjugale.

Des expériences similaires sont menées, plus discrètement, dans d’autres arrondissements judiciaires. Ainsi, les parquets d’Anvers et de Tournai, par exemple, tentent, eux aussi, de prendre en compte désormais tous les cas de violence conjugale en concertation avec la police, les tribunaux et les services sociaux. Au parquet de Bruxelles, pour accélérer le traitement de ces dossiers, on privilégie la médiation locale.

Mais, au-delà de ces diverses initiatives, ne faudrait-il pas engager une réforme plus en profondeur de la réaction judiciaire face à ce type particulier de violence ?  » Hormis les cas où la vie de la victime est en danger, le système pénal actuel n’est pas approprié et engendre même, en raison de ses conséquences, davantage d’éclatements et de violences, affirme l’avocate bruxelloise Michèle Hirsch, qui défend régulièrement des femmes battues. Car, ici, c’est la famille qui est en jeu. Et donc les enfants. Ceux-ci encaissent énormément, dans ces histoires de couple. Les priver brusquement d’un de leur parent, c’est en faire doublement des victimes. Pour la plupart des dossiers, la réponse répressive devrait être réfléchie autrement, car il s’agit souvent d’un problème de communication entre l’homme et la femme.  »

Aussi Michèle Hirsch et l’avocate Nathalie Kumps prônent la création d’un droit familial, avec des tribunaux adaptés et des magistrats formés aux réalités des violences conjugales. Pour elles, cette justice spécifique ne devrait plus s’encombrer de l’obligation de faire avouer les faits, avant de persuader l’auteur de violences d’entamer une médiation ou un travail thérapeutique.  » On pourrait très bien commencer à trouver des solutions dès qu’il y a une situation de crise, sans devoir préalablement démontrer la culpabilité de l’un ou de l’autre « , propose Nathalie Kumps. Toutes ces pistes de réflexion semblent intéresser le ministère de la Justice. Mais il faudra du temps et une force de conviction à l’épreuve des préjugés et des mentalités tenaces avant de lancer une telle réforme a priori séduisante.

Une enquête de Thierry Denoël

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Tolérance zéro ?

Certains parquets commencent enfin à prendre le problème plus au sérieux

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