Le nom de Joëlle Milquet est associé à l’ouverture aux minorités. Son intuition démocratique lui a réussi à Bruxelles, mais sans garde-fous. La preuve par Özdemir, frère et soeur.
« L’électorat turc ? On l’a perdu » ! C’est la panique au CDH bruxellois, menacé d’être relégué à la cinquième ou sixième place aux prochaines élections. La défection de deux conseillers communaux de Saint-Josse, dont Mustafa Alperen Özdemir, le petit frère de Mahinur, la députée virée, pourrait faire tache d’huile. Au-delà de la communauté turque, la rue est choquée par l’éviction de la jeune femme voilée, 32 ans. Le député bruxellois et échevin de Molenbeek Ahmed El Khannouss (CDH), avait déjà dénoncé l' » islamophobie » et la » chasse aux sorcières » livrée contre ses amis turcs réfractaires au mot » génocide « . Une position insolite dans le chef d’un homme politique maghrébin, le génocide arménien ayant toujours été attribué au nationalisme turc, pas à l’islam. La solidarité sunnite, hantise des futurologues, a surmonté l’antagonisme turco-marocain. L’intervention publique du parti du président turc Recep Tayyip Erdogan en faveur de Mahinur a aussi dévoilé l’emprise que la Turquie exerçait sur ses binationaux. Certains se souviennent alors que Mustafa Alperen Özdemir a fait campagne, en turc, sur un argument religieux : » Le CDH est le plus proche des valeurs islamiques « . Le malentendu était patent. La transformation du PSC en CDH au nom d’un » humanisme » aussi vague qu’attrayant n’avait pas mis fin au marquage religieux, que du contraire.
Hyperprésidente du CDH, Joëlle Milquet a joué un rôle actif dans cette équivoque, mais il faut être deux pour danser le tango. Les témoins de l’époque rapportent que Mahinur s’est inscrite d’elle-même au CDH. Si elle a été chaleureusement accueillie à Schaerbeek par Denis Grimberghs et Clotilde Nyssens, tous deux de tendance démocrate chrétienne, elle a joué sa propre partition, soutenue par un » vote turc « , qui, en 2006, l’avait déjà fait remonter dans le tableau de tête, alors qu’elle n’était pas en position éligible. » Le CDH avait escamoté son foulard dans le trombinoscope des candidats bruxellois, en zoomant sur son visage. Elle a protesté, ce qui a sans doute favorisé son élection « , rappelle son mentor, Denis Grimberghs. Ce dernier l’avait prévenue qu’elle devrait enlever son voile si elle briguait une fonction exécutive. En 2009, la Belgo-Turque a voulu être candidate aux régionales et, de sa 23e place, a surgi, toute jeunette, dans l’assemblée bruxelloise. » Dire que Joëlle Milquet était ravie d’avoir la première parlementaire voilée d’Europe serait un grand mot, confie un témoin CDH. Elle a pressenti les ennuis que le couvre-chef de Mahinur pourrait causer au parti. » En public, la présidente était pourtant une adepte de la formule magique : » Moi, je m’intéresse à ce qu’elle a dans sa tête, pas à ce qu’elle a dessus. »
Mais connaissait-on vraiment Mahinur ? Se cantonnant à des sujets inoffensifs et sociaux, Mahinur Özdemir est restée adroitement muette sur ses convictions. » La stigmatisation de son voile a certainement joué un rôle dans sa discrétion et, parallèlement, sa crédibilité internationale, avance Denis Grimberghs. Elle a été aux Etats-Unis bien plus souvent que moi pour témoigner de son parcours. Par son mariage avec un conseiller de l’AKP, proche du président Erdogan, elle s’est encore rapprochée de la Turquie. » Laquelle s’est radicalisée au fil du temps. » Dans la section de Schaerbeek, on regrette ce qui s’est passé « , résume le centriste. Le 29 mai dernier, Benoît Lutgen a foudroyé Mahinur sans les consulter.
Autre aspect méconnu de la personnalité de l’élue bruxelloise : comme Le Vif/L’Express l’a déjà révélé, elle est membre fondateur de l’ASBL Empowering Belgian Muslims, dont le porte-parole est Michaël Privot, ex-Frère musulman. Le frère de Mahinur est à la tête de l’antenne belge de la puissante association patronale Müsiad (1,5 million de membres en Turquie et 60 bureaux à l’étranger), proche de l’AKP. Il faisait partie de la dizaine d’attachés de cabinet que la justice soupçonne d’avoir été engagés pour préparer la campagne de la ministre de l’Intérieur (Le Vif/L’Express des 7 et 14 février 2014).
Ces liens officieux avec le » néo-Empire ottoman » ont créé des ouvertures dont le CDH a bénéficié lors de la commémoration des 50 ans de l’immigration turque. » On ne peut pas reprocher à Joëlle Milquet d’avoir cherché à maximiser ses scores électoraux en s’implantant dans les communautés d’origines étrangères, commente Paul Wynants, politologue à l’Université de Namur. Tous les partis le font. Le problème, c’est la sélection des candidats, les belges y compris. Au moment de la confection des listes, on agit souvent dans la précipitation, sans prendre le temps de vérifier leur passé et leurs engagements associatifs. »
Joëlle Milquet a su conquérir sa part de gâteau par les canaux qui lui sont propres : un » maternalisme » effervescent, une propension à se poser en défenseur de la veuve et de l’opprimé, un goût prononcé pour les minorités et leurs pays d’origine, surtout le Maroc et le Congo. Elle leur a manifesté plus d’intérêt qu’au » public de Wallonie « , comme dit précautionneusement l’une de ses proches, attentive à ne pas paraître snob. Le retour de bâton est rude.
Dans son épisode Emploi et Egalité des Chances au gouvernement fédéral, Joëlle Milquet a lancé, en 2009, le processus des Assises de l’interculturalité. Elle aurait voulu offrir à l’Europe un » modèle belge » fait de compromis réciproques, genre : tu acceptes le socle de nos valeurs communes, je lâche du lest pour le voile. Elle était déjà consciente des phénomènes de radicalisation au sein de la communauté musulmane mais voulait ramener celle-ci dans le troupeau sans faire de vagues. Elle était sincèrement préoccupée par la montée de l’antisémitisme. » Elle nous a toujours reçus et écoutés dès que nous le demandions « , témoigne alors Maurice Sosnowski, président du Comité de coordination des organisations juives de Belgique. Le résultat baroque des Assises lui a été reproché. Sa conseillère » diversité « , Véronique Lefrancq, dément toute intervention du cabinet, qui avait cependant choisi des opérateurs, tel le Mrax, déjà dans une logique » antiraciste identitaire « . » Ces Assises ont échoué pour une raison toute bête, glisse un membre bruxellois du CDH : elles ont négligé l’opinion du bon peuple belge « ,
L’entourage marocain de Joëlle Milquet compte beaucoup pour elle, affectivement. La première de ses poissons pilotes dans la communauté, Fatima Moussaoui, lui a ouvert les portes de l’immigration populaire. Ensuite sont apparus Véronique Lefrancq (dont la mère et le mari sont marocains) et Hamza Fassi-Fihri, toujours dans son premier cercle. La première, issue du Conseil national des femmes francophones, amenait son féminisme bon chic bon genre, mais également un ressenti de peuple opprimé. Elle aurait eu une influence non négligeable sur l’orientation » communautariste » ou » multiculturaliste » de la ministre. Le second, élevé au très chic Collège Saint-Pierre et membre d’une grande famille d’oulémas et de ministres marocains de l’Istiqlal (conservateur), s’est plutôt investi dans des matières belgo-belges. Echevin, puis simple conseiller communal de la Ville de Bruxelles, il se profile sur des dossiers culturels et d’urbanisme. Lui n’a aucune peine à admettre la mémoire du génocide arménien. Devenue ministre de l’Intérieur, Joëlle Milquet a fait le grand écart entre ses préoccupations pour les familles des djihadistes syriens, en majorité marocaines, et un côté répressif indiscutable.
Par Marie-Cécile Royen