Une nouvelle approche de la Shoah en Belgique

Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Juifs ont été victimes d’une chasse à l’homme encore plus mortelle que les grandes rafles de l’été 1942. Dans La Shoah en Belgique (Renaissance du Livre), l’historienne allemande Insa Meinen a eu accès à des sources inédites. Elle souligne l’impact de la résistance des bourgmestres bruxellois.

Un cycle mémoriel se termine, place à l’Histoire. En ce 70e anniversaire des premières rafles de Juifs à Anvers, Bruxelles et Liège, le travail de l’historienne allemande Insa Meinen (université d’Oldenburg) aligne les faits historiques avec une précision chirurgicale. La Shoah en Belgique, dont la traduction française paraît ces jours-ci à la Renaissance du Livre, évite les jugements moralisateurs qui alourdissaient les conclusions de La Belgique docile, un volumineux rapport en deux tomes produit à la demande du Sénat par quatre chercheurs du Ceges (Centre d’études et de documentation Société et guerres contemporaines). L’historienne a exploré des archives inédites, allemandes, françaises et belges. Elle resitue et décortique les instruments de la bureaucratie allemande, bien plus nombreux et  » efficaces  » qu’on ne l’imaginait, et qui, sous la direction de la Wehrmacht, ont conduit 25 000 Juifs de Belgique à la mort. L’extermination n’a pas eu lieu sur le territoire de la Belgique, mais principalement à Auschwitz, et peu de personnes, à l’époque, connaissaient le but secret des nazis lorsqu’ils déportaient les Juifs à l’est. Néanmoins, ceux-ci ont pu être fichés, discriminés, arrêtés puis déportés : 45 % des Juifs, principalement étrangers, qui vivaient ou ont été arrêtés en Belgique, n’ont pas survécu à la Shoah.

Dans son interview au Vif/L’Express ( lire page 36), l’historienne d’Oldenburg, qui est aussi chercheuse invitée au Centre interdisciplinaire d’étude des religions et de la laïcité de l’ULB et qui, donc, connaît bien les sensibilités belges, met en évidence les principales découvertes de ses travaux par rapport à ce que les historiens belges avaient déjà écrit de ce drame. Insa Meinen redonne aussi un nom, presque un visage, aux victimes juives qui se sont battues pour échapper à la Solution finale, parfois avec l’aide de non-Juifs, parfois trahies sur le fil du rasoir. Elle se livre ainsi à une analyse systématique de l’histoire de vie des 1 560 Juifs partis de Malines, le 31 juillet 1943, dans le convoi XXI. Des victimes capturées presque une à une au cours d’une traque sournoise et implacable. Certaines avaient déjà échappé plusieurs fois aux Allemands. En dehors des huit personnes qui ont pu s’enfuir du convoi, seules 42 personnes étaient encore en vie en 1945, à la libération des camps.

Le statut de la Belgique, après l’invasion par l’armée allemande, le 10 mai 1940, est particulier. Notre pays était placé sous le commandement du général d’infanterie Alexander von Falkenhausen. Le très zélé Eggert Reeder était le chef de l’administration militaire et a été promu général de division SS dans le cadre de ses fonctions en Belgique. Il n’y a pas eu de collaboration d’Etat comme en France avec le régime de Vichy, puisque le gouvernement belge était en exil à Londres et que Hitler refusait toute activité politique au roi Léopold, prisonnier de guerre. Mais une  » politique du moindre mal « … Les interlocuteurs des Allemands étaient les secrétaires généraux des administrations belges.  » Aux yeux de l’élite belge, écrit Insa Meinen, mettre l’économie belge au service de l’économie de guerre allemande devait avant tout permettre d’éviter que l’occupant ne procède, comme cela avait été le cas durant la Première Guerre mondiale, au transfert d’usines belges vers l’Allemagne ainsi qu’au déplacement massif d’ouvriers belges. « 

A la mi-juin 1940, les secrétaires généraux signent avec les Allemands un protocole où ils s’engagent à exécuter les ordonnances allemandes au même titre que les lois belges, pour autant que celles-ci respectent la Constitution et la convention de La Haye (droit de la guerre). Ils refusent d’édicter eux-mêmes des mesures antijuives en invoquant la Constitution ( » Tous les Belges sont égaux « ). Mais, paradoxe de la  » Belgique docile « , bien mis en évidence dans le rapport éponyme, ils participent à la mise en £uvre de ces mesures discriminatoires : enregistrement des Juifs et de leurs biens, recensement des entreprises juives, exclusion des Juifs de la fonction publique, couvre-feu, etc.

Dans leur traque antijuive, les Allemands s’appuient sur plusieurs mouvements de collaboration : le VNV (Vlaams Nationaal Verbond) et Rex (moins important en nombre), ainsi que le groupe flamand De Vlag, incorporée à la SS. Deux organisations, en particulier, ont joué un rôle important dans la persécution des Juifs : l’Allgemeine SS-Flandern et le groupuscule anversois Volksverwering, une organisation antisémite fondée en 1937. Ce que l’on sait maintenant grâce à Insa Meinen, c’est à quel point toute l’administration du Reich collabora à la persécution et à la déportation des Juifs en Belgique et cela, sous la direction de l’armée allemande.  » Sans l’accord du général von Falkenhausen et celle de Reeder, jamais les SS n’auraient pu envoyer un seul convoi vers Auschwitz « , souligne l’historienne.

Fin mai 1942, von Falkenhausen et Reeder imposent aux Juifs le port de l’étoile jaune.  » Le projet de l’administration militaire de charger les communes belges de vendre les étoiles jaunes peut aboutir à Anvers. A Bruxelles, il rencontra en revanche une farouche résistance. La Conférence des bourgmestres qui regroupait les dix-neuf communes de l’agglomération bruxelloise refusa catégoriquement de coopérer.  » Les historiens belges avaient, jusqu’à présent, sous-estimé la portée de ce refus endossé par le bourgmestre de Bruxelles, le catholique Jules Coelst, président de la Conférence des bourgmestres de Bruxelles. Dans La Belgique docile, ce héros discret était soupçonné d’arrière-pensées politiques. A l’occasion des 70 ans de la déportation des Juifs de Bruxelles, le bourgmestre Freddy Thielemans (PS) a évoqué la  » lumière  » de sa position de refus.

Nouvelle étape entre juin et septembre 1942 : l’administration militaire procède à la déportation de 2 252 Juifs vers la France pour construire le mur de l’Atlantique (Opération Todt). Plus des deux tiers venaient d’Anvers, 86 seulement de Bruxelles. Comme les Juifs de Bruxelles ne se rendaient pas toujours aux convocations des autorités belges, ces derniers requirent l’aide de la police bruxelloise. Le bourgmestre Jules Coelst leur opposa une fin de non-recevoir, de même, que deux mois plus tard, lorsque la Sipo-SD tenta de réquisitionner la police bruxelloise pour aider les Allemands à déporter les Juifs.  » La question de savoir ce qui motivait les bourgmestres […] fait débat dans la littérature belge récente, remarque Insa Meinen dans La Shoah en Belgique. Cette question est selon moi moins importante pour les recherches sur l’Holocauste que le fait (jusqu’ici négligé) que le refus de procéder à des arrestations arbitraires touchait le c£ur du régime policier national-socialiste. Cette position constituait le rempart le plus fiable contre l’arrestation des Juifs.  »

1942 : le début de la Solution finale

Les autorités d’occupation devaient livrer 10 000 Juifs au Moloch nazi. Mais pour ne pas se mettre à dos la population, les Allemands s’en sont d’abord pris aux Juifs étrangers.  » Il n’y eut aucune protestation énergique de la part des autorités belges lorsque les déportations commencèrent à l’été 1942, si l’on excepte le fait que la reine Elisabeth, ignorante de la stratégie de Reeder, partit du principe qu’elle avait réussi à obtenir l’exemption des ressortissants belges grâce à une demande adressée à Hitler « , rappelle l’historienne allemande.

La résistance juive organisée était en alerte.  » Alors que 12 000 ordres avaient été distribués entre le 25 juillet et le 3 septembre, seulement 4 023 Juifs se présentèrent à Malines, peut-être moins.  » Dans des cas particuliers, les Juifs chargés de la distribution des convocations furent agressés en pleine rue par d’autres Juifs. Fin août 1942, des partisans juifs qui avaient déjà provoqué un incendie criminel le mois précédent pour brûler le registre établi par l’AJB [ NDLR : Association des Juifs de Belgique créée par les Allemands en 1941] perpétrèrent un attentat auquel succomba le collaborateur de l’administration de l’AJB chargé de la  » mise au travail « .

Vint l’époque des grandes rafles. Trois en août 1942, puis la quatrième, les 11 et 12 septembre (avec une aide plus marginale de la police) à Anvers. L’historien belge Lieven Saerens avait déjà souligné qu’aucun supérieur de la police d’Anvers n’émit de protestations après la première rafle. L’historienne allemande présume qu’il dût y en avoir, mais aucune preuve formelle n’en a été trouvée, explique-t-elle dans La Shoah en Belgique. Après la rafle du 15 août (845 Juifs arrêtés et déportés), celle du 27 août fut sabotée par au moins un officier du corps de police d’Anvers. Dans la nuit du 28 au 29 août, la police anversoise, soumise à la menace allemande, entreprit une rafle de façon autonome. En tout, 943 personnes, hommes, femmes et enfants furent arrêtés et déportés. A Bruxelles, les commandos allemands opérèrent seuls et, le 3 septembre, ils arrêtèrent 660 personnes. A Liège, autour du 25 septembre, 100 personnes tombèrent aux mains des sbires d’Eichmann.

A cette terreur massive succéda ce que l’historien belge Maxime Steinberg, père fondateur de la recherche historique sur la Shoah, avait appelé la  » chasse à l’homme « . C’est là qu’Insa Meinen apporte aussi une contribution décisive, en décrivant cette traque individualisée et les efforts des Juifs pour s’y soustraire. En Belgique, la  » chasse à l’homme  » fit plus de victimes que les grandes rafles. Elle fut conduite méthodiquement, avec l’aide de mouchards intéressés par les primes et qui se sont mis au service, non seulement des SS, mais d’une fonction publique allemande pétrie d’antisémitisme (service de protection des devises, douaniers, gendarmerie militaire…). Insa Meinen a fait sortir de l’ombre les tentacules de cette pieuvre qui, de Berlin à Bruxelles, ne lâchait jamais ses proies.

MARIE-CÉCILE ROYEN; M.-C.R.

 » Insa Meinen redonne un nom, presque un visage, aux victimes juives qui se sont battues pour échapper à la Solution finale « 

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