Nivelles est, avant tout, une ville de tradition et de folklore. Les Nivellois, même les jeunes, y sont fermement accrochés. La tarte al djote en fait évidemment partie. Chaud devant !
Le Grand Bailly tourne méthodiquement sa fourchette piquée d’un morceau de beurre sur la pâte verdâtre. Attablé à la terrasse des Arcades, sur la Grand-Place, il paraît soudain concentré derrière sa moustache grisonnante. Cela ressemble à un cérémonial, comme celui du sommelier qui examine la robe et la limpidité du vin avant de le déguster. Le beurre fond rapidement sur la makayance fumante. Le terme wallon désigne le mélange de fromage (de la boulette), de bettes, d’oignons et de persil qui donne ce parfum fort et renommé à la djote. Elle flaire, la boulette de Nivelles ! Une fois le plat avalé, l’odeur s’incruste encore longtemps. Mais les amateurs de cette spécialité culinaire y restent accros toute leur vie.
Jean Vandendries est de ceux-là. Le Grand Bailly de la confrérie de la tarte al djote, ancien correspondant local du journal Le Soir, en mange souvent, comme la plupart des Nivellois. Sauf que lui et les 50 chevaliers de la confrérie la goûtent, le plus souvent, dans le but de lui attribuer une cote. Une fois par mois, les chevaliers, répartis – excusez du peu – en » commanderies de taste-djote « , se réunissent pour déguster à l’aveuglette des tartes désignées par le Grand Commandeur. Seul l’acheteur, qui reçoit les convives, connaît la provenance des produits. Les critères du noble jury sont nombreux : l’aspect, l’arôme à froid, le rapport entre le diamètre et le poids (une tarte de 21 centimètres doit peser 400 grammes), l’arôme à chaud, la proportion de pâte et de makayance…
» Une djote est cotée sur 100, explique le Grand Bailly. A partir de 60 points, la confrérie accorde des étoiles. » Celles-ci sont briguées comme celles du Michelin par les restaurateurs. Et pour cause : le Café de l’Union, aux abords de la collégiale, a doublé son chiffre d’affaires à chaque étoile reçue. De plus en plus de fabricants en obtiennent cinq, soit plus de 84 points. Alain Blanckart, lui, ne vit que de la djote. Il en fournit près de 700 par semaine, notamment aux restaurants. En octobre 1999, lors de la Joyeuse Entrée de Philippe et Mathilde à Nivelles, il a battu son record : 4 200 en une semaine !
La tarte al djote, qui est à Nivelles ce que le Bretzel est à l’Alsace ou la Guinness aux Irlandais, n’a jamais été meilleure qu’aujourd’hui. Les étoiles ne sont pourtant pas données à la légère. Les chevaliers se montrent plutôt sévères. Un coup d’£il indiscret au dernier rapport d’une commanderie le confirme : » trop de persil « , » légumes moisis « , » makayance amère « , » odeur d’étable » ou, carrément, » c’est de la merde « . Une poubelle de table permet aux goûteurs de ne pas terminer tous les plats. Ouf ! On peut vraiment tomber sur de mauvaises djotes… La confrérie se bat d’ailleurs depuis plusieurs années pour obtenir une appellation d’origine contrôlée.
Le bombardement de mai 1940
S’ils remplissent leur mission consciencieusement, les chevaliers ne se prennent pas au sérieux pour autant. Chaque année, défilant dans leurs toges chamarrées, ils se réunissent joyeusement au Vaux Hall, bondé à craquer, pour adouber des chevaliers d’honneur. En octobre dernier, parmi les heureux élus figuraient les ministres Didier Reynders (MR), Rudy Demotte (PS) et André Antoine (CDH). La confrérie a également créé un personnage truculent, barbu et replet : Djan Djote (Djan étant le diminutif de Jean de Nivelles). A l’instar de Manneken-Pis à Bruxelles, celui-ci s’expose dans diverses tenues, dans le cadre cosy de la maison du tourisme. En mars 2003, préparant déjà le terrain en vue des élections communales, le ministre de la Défense André Flahaut (PS) lui a offert l’un de ses plus beaux atours, le faisant général d’aviation 4 étoiles, le grade le plus prestigieux de l’armée belge.
L’attachement des Nivellois à la tarte al djote et le folklore qui entoure ce plat typique montrent à quel point les Aclots vouent une admiration chauvine à leur patrimoine culturel. Ce penchant exacerbé pour les traditions et l’histoire s’explique sans doute par le martyre qu’a souffert la ville lors du bombardement de mai 1940. Les Messerschmitt allemands, qui visaient le champ d’aviation tout proche, ont littéralement rasé la Grand-Place, laissant une immense plaie béante au milieu de Nivelles. La flèche du clocher de la collégiale est tombée sur elle-même, propageant le feu au toit. Le trésor de l’ancienne abbaye – des objets liturgiques en or – a littéralement fondu. Seul le palais de justice a résisté aux bombes incendiaires.
La reconstruction a été lente. Les premières maisons sont réapparues, en 1952 seulement, sur la Grand -Place. Laquelle a définitivement changé de physionomie après cette tragédie. Les commerces qui longeaient une partie de la façade de la collégiale n’ont pu renaître de leurs cendres. La restauration complète du centre détruit s’est terminée il n’y a pas si longtemps. En effet, ce n’est qu’au début des années 1980, après de longs débats, que les Nivellois ont participé, massivement d’ailleurs, à un référendum sur le choix du nouveau clocher de la collégiale. Roman ou gothique ? Le premier l’a finalement emporté. A Nivelles, cette histoire de clocher fut une véritable » affaire d’Etat « .
La création de la confrérie de la tarte al djote, qui date de 1980, n’est pas éloignée non plus des événements de 1940. Elle a vu le jour à l’occasion du vingtième anniversaire du jumelage entre Nivelles et la ville de Saintes, en Charente-Maritime. Le bombardement allemand avait lancé sur les routes de France de nombreux Nivellois. Cet exode massif avait principalement abouti à Saintes, créant ainsi entre les deux cités des liens indéfectibles.
Autre tradition folklorique vraiment incontournable : le Tour Sainte-Gertrude, du nom de l’abbesse qui fonda, au viie siècle, un monastère mixte à la place de l’actuelle collégiale. C’est autour de ce noyau que s’est formée la ville. Pour la sept-cent trentième fois, les Aclots rendront hommage, le 1er octobre, à l’abbesse en promenant la châsse garnie de ses reliques à travers la ville et en organisant un impressionnant cortège historique rassemblant les personnages significatifs de l’époque médiévale.
Le Tour est un événement à la fois religieux et profane qu’aucun Nivellois ne veut rater, comme spectateur ou comme figurant. Des enfants sont mis sur une liste d’attente dès le jour de leur naissance pour incarner les six angelots – tous des garçons de 6 ans – qui montent les chevaux tirant la châsse de sainte Gertrude. Même les Aclots exilés jusqu’à Arlon reviennent sur leur terre d’origine pour l’occasion. On y voit aussi régulièrement des Allemands, dont des ecclésiastiques, qui se déplacent chaque année à Nivelles, dans un acte amical de repentance à cause des dévastations de 1940. Candidate auprès de l’Unesco pour être proclamée chef-d’£uvre du patrimoine oral et immatériel de l’humanité, à l’instar du carnaval de Binche, la procession nivelloise accueillera, exceptionnellement cette année, les reliquaires de plusieurs autres villes belges. Le Te Deum sera chanté par le cardinal Godfried Danneels en personne.
En matière de festivités, les Nivellois n’ont rien à envier à leurs voisins hennuyers. Forte de 300 Gilles regroupés en onze sociétés, la cité des Aclots peut se targuer d’organiser un carnaval digne de ceux que l’on célèbre en Hainaut. Lors de ce carnaval, où la Jean de Nivelles mousse dans tous les verres, la ville sort ses géants, dont le plus ancien, Argayon, date de 1367. Ceux-ci sont entourés de toute une ménagerie, dragon, aigle, lion, licorne, chameau, réduite en cendres, pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce n’est qu’en 1950 que les géants ont fait leur réapparition. La ménagerie, elle, est sortie des limbes en 1984, l’année où la ville fêtait la fin de la restauration de la collégiale, en présence du roi Baudouin. A cette occasion, le souverain fut fait Grand Bailly d’honneur de la confrérie de la tarte al djote. Dès qu’il s’agit de folklore, les Nivellois ne laissent passer aucune occasion…
Th.D.