C’est une ville millénaire que la prospérité puis le déclin du Borinage avait reléguée au second plan. L’histoire contemporaine l’a remise à sa place et même un peu plus. Car au centre de Mons, Elio Di Rupo a voulu mettre sa ville au centre du monde. Par tous les moyens dont il pouvait disposer, c’est-à-dire beaucoup.
C’est Victor Hugo qui le dit, » Mons est une ville fort curieuse « . Il l’écrit en 1837, dans une lettre à son épouse Adèle, alors qu’il passe dans le chef-lieu du jeune Hainaut belge une nuit de contemplation et d’autre chose, abouché à Juliette Drouet, sa maîtresse attitrée. Un siècle et demi avant les interventions d’Arne Quinze et Santiago Calatrava, il évoque le si typiquement montois » goût tourmenté et bizarre qui résulte ici du choc du nord et du midi, de la Flandre et de l’Espagne « .
De la Flandre, Mons aura gardé autre chose que ses places et ses rues » irrégulières, tortues, étroites souvent, bordées de hautes maisons de brique et de pierre à pignons taillés « . Elle aura aussi, comme les villes et les campagnes flamandes, raté ce XIXe siècle et cette partie du XXe qui ont vu surgir la révolution industrielle, émerger les masses démocratiques et régner la société de consommation, bref, qui firent le pouvoir moderne. Comme Bruges, Mons aura été morte. Comme la Flandre, elle aura eu, à sa lisière, un pays industriel, prospère, en mal de reconversion. La Flandre a eu la Wallonie. Mons a eu le Borinage.
Depuis le XIIe siècle, les Borains extrayaient leur houille de la glaise. On les appelait comme ça pour ça. Bo(h)ren, en allemand comme en néerlandais, signifie » creuser « . Ils s’en chauffaient, bien sûr, mais leur production se vendait aussi sur les marchés de la ville. Celle-ci, coquettement juchée sur sa colline, enserrée dans de douillettes fortifications, baignée par la Haine et la Trouille, dominait le Hainaut, dont elle était la principale prévôté, et où résidaient souvent ses comtes. Pendant des siècles le Borinage, sur la rive droite de la Haine hormis Tertre, et malgré l’abbaye de Saint-Ghislain, fut une dépendance occidentale de Mons. Pour ça, on le nommait aussi le Couchant de Mons.
La révolution industrielle inversa les rôles. Les trésors de Mons, son patrimoine et ses beffrois, ses venelles et ses marchés, ses fortifications et ses églises en firent une spectatrice de l’essor capitaliste. On perça sous Bonaparte le canal de Condé, qui charriait les tonnes de combustible borain vers le marché français, jusqu’à Mons parce qu’il devait s’arrêter quelque part. Pas parce qu’elle était un débouché. Dans la geste ouvrière belge, le Borinage est un haut-lieu. Mons une basse-fosse.
Parfois une fosse commune : le 17 avril 1893, les mineurs en cortège depuis Jemappes veulent manifester sur la Grand-Place pour le suffrage universel. La garde civique ne les laissera pas franchir les portes de la cité. Au Pont-Canal, elle tire. Il y a sept morts, plein de blessés. Le lendemain, la Chambre vote le suffrage universel masculin tempéré par le vote plural. Le Parti ouvrier belge arrête sa grève générale. Les Borains ont conquis la démocratie, des Montois leur ont tiré dessus. Désormais, de l’amont vers l’aval de la Haine, coulera une crispation du même nom. Elle divisera surtout le Parti socialiste.
C’est à Quaregnon, pas à Mons, qu’est proclamée la charte constitutive du socialisme belge. A la fois une mesure de rétorsion envers la ville bourgeoise et un titre de gloire pour sa banlieue ouvrière. Jusqu’aux années 1970, la fédération d’arrondissement sera » du Borinage « , pas » de Mons-Borinage « . Alfred Defuisseaux, né à Mons d’une famille libérale, est enterré socialiste à Pâturages. Le premier patron socialiste local, le pondéré Achille Delattre, poète, ancien mineur, bourgmestre de Pâturages, ministre d’Etat, président du POB, n’était pas montois. Le centre de gravité démographique, donc politique, avait basculé et fait du Borinage un bastion. La fierté boraine, d’essence ouvrière mais pas limitée au monde socialiste, semblait avoir écrasé la citadelle montoise. » Une citadelle, disait pourtant Victor Hugo, plus forte qu’aucune des nôtres. » L’Histoire prouve qu’elle avait en effet de la ressource.
Le charbon, cette monoculture
Car Mons, même amputée d’une bonne part de son pays, était encore une capitale régionale. La préfecture du département de Jemmapes (sic), devenue chef-lieu du Hainaut en profitant à la fois d’un droit de préemption légué par l’Histoire, de l’excentration de Tournai et de la jeunesse de Charleroi, n’était certes pas un pôle religieux comme la première, ni un phare économique comme la seconde. Elle ne le sera jamais. On n’y construira pas de cathédrale, l’époque des Cockerill est révolue, et on n’y implantera jamais les Acec. Mais Mons était un centre administratif, judiciaire, culturel et scolaire. Elle le restera. Elle avait des atouts. Il lui manquait du pouvoir.
La longue crise du charbon borain puis de l’industrie wallonne allait, paradoxalement, lui en donner un peu. Un homme, Elio Di Rupo, allait l’exploiter au mieux, plus tard.
Mais avant ça, pour qu’un pouvoir montois renaisse, il fallut que le Borinage et ses fosses s’affaissassent. Les puits borains étaient petits, dispersés. Leurs propriétaires s’étaient, au fil des rachats, des fusions, des regroupements, éloignés vers Bruxelles ou vers Liège. A Bruxelles, dans les bureaux cossus de la Société Générale, dès la fin du XIXe siècle, le Couchant de Mons devint au mieux une affaire secondaire, au pire un problème.
Charleroi, le Centre, Liège, avaient au moins pour eux la sidérurgie et la verrerie. Le Borinage était une monoculture : que du charbon, pas de fer, un tout petit peu de verre. Les deux tiers de la population active travaillaient dans le secteur minier. Ils défendirent longtemps leur bout de charbon gras. Et rien que lui.
En 1958 encore, les puits borains luttent contre un énième plan de fermeture. Des délégations sont reçues au gouvernement belge et à la Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l’acier. Au cri de » Le Borinage veut vivre, il vivra « , un Comité de défense du Borinage naît le 4 novembre 1958. Il rassemble syndicalistes et politiques socialistes, chrétiens et libéraux, associations des classes moyennes et quelques patrons. Il réclame » une politique de reconversion et de relance de l’économie régionale « . Le gouvernement Eyskens s’attache un professeur de l’UCL né à Quaregnon, Yves Urbain, et le charge spécialement de travailler à cette reconversion.
La dynamique mènera à la constitution, en mars 1960, de l’Association intercommunale pour le développement, l’expansion et l’équipement économique et social du Borinage, ou Interboraine pour les intimes. Son président, le puissant socialiste Richard Stiévenart, venait de Ghlin, encore autonome. Un seul de ses trois vice-présidents provenait de l’intra-muros montois : Abel Dubois. La conscience boraine avait enfin des instruments dans les mains. Mais il était déjà trop tard : les mineurs ont commencé à commander quand l’économie avait terminé de leur commander du charbon. Le dernier charbonnage borain fermera en 1968, le dernier de l’arrondissement, à Hensies, en 1976. L’objet social de l’Interboraine n’était pas encore montois, mais son siège l’était déjà bien.
La grande grève de l’hiver 1960 marqua, dans la culture ouvrière régionale, un basculement moins tragique, mais aussi pesant que la fusillade de 1893. Elle fut menée, dans une sous-région sans sidérurgistes, par d’autres syndicalistes que les fourbus mineurs de fond : des fonctionnaires du public venaient les impulsions. Signe d’une économie qui, jadis exclusivement fondée sur le secteur primaire de l’extraction, devait se vouer au tertiaire des services, sans être passée par le secondaire de l’industrie lourde. Signe aussi et surtout d’une géographie qui se recentrait sur Mons.
Le changement de dénomination et l’expansion spatiale de l’Interboraine, devenue Idea (Intercommunale de développement économique d’aménagement du territoire de la région Mons-Borinage-Centre) et la fusion des communes qui intégrait au grand Mons quelques communes de l’est du Couchant (Jemappes, Cuesmes, Flénu) allait, en deux fois (1971 et 1976), boucler ce mouvement proprement révolutionnaire. C’était un retour au point de départ. Mons redevenait l’unique centre de son périmètre. Un lieu de pouvoir. Comme au bon temps des comtes. Elle allait bientôt couronner un empereur.
L’hôtel de ville de Mons avait déjà abrité un président du Parti socialiste. Léo Collard, premier bourgmestre socialiste de la commune, la dirigea de 1953 à 1974, et présida le parti de 1959 à 1971. Auteur, au Premier mai 1969, d’un historique appel au rassemblement des progressistes, l’homme fut un mayeur discret et un président tranquille, appuyé par les barons borains – on est encore à une époque où un Montois, fût-il ministre ou président de parti, se fait systématiquement battre, dans les polls d’arrondissement, par les candidats du Borinage.
Successeur d’une lignée de bourgmestres libéraux, il s’associa, en 1971, avec le PSC ainsi qu’avec une liste d’union de la gauche menée par le communiste René Noël. Celui-ci, bourgmestre sortant de la commune absorbée de Cuesmes, avait récolté le double des voix de préférence de Collard. Deuxième sur la liste, son futur successeur, Abel Dubois, en avait lui aussi engrangées davantage, tout comme la tête de liste libérale. Une popularité toute relative, donc, et une efficacité très limitée également : sa volonté proclamée d’allier gauches socialiste, communiste et surtout chrétienne n’eut guère de répercussions nationales. Elle eut encore moins de conséquences communales : le rassemblement des progressistes montois se fit, sans le progressiste montois qui avait appelé à leur rassemblement en Belgique.
Mons au centre de l’Europe
Près de trente ans plus tard, un autre allait mieux connecter Mons et Bruxelles. Systématiquement. Président du PS depuis moins d’un an lors de son accession au mayorat, à l’automne 2000, Elio Di Rupo descelle une alliance trentenaire avec les sociaux-chrétiens pour faire monter, alors que son parti dispose d’une majorité absolue au conseil communal, les libéraux dans l’exécutif montois. Ceux-ci, il faut dire, sont alors emmenés à Mons par Richard Miller, fidèle ami de Louis Michel, lui-même ami politique, donc modérément fidèle, d’Elio Di Rupo à Bruxelles.
Le couplage n’a rien de fortuit. Il révèle une méthode. Pour croître, Mons va s’appuyer sur le seul levier auquel peuvent rêver les villes wallonnes délaissées par les capitaux flamands, européens et mondiaux : les instruments que peut actionner un président de parti. Surtout socialiste.
Le parcours autant que le tempérament d’Elio Di Rupo lui ont imposé ce roide méthodisme. Car le second ne l’a pas empêché d’aspirer, après son triomphe personnel aux communales de 1988, à la première magistrature locale. Sa popularité était devenue un problème pour ses camarades, qui l’obligèrent alors à encore patienter douze ans. Sa notoriété personnelle n’en pâtirait pas. Les socialistes montois, dont il avait dès 1988 attiré 40 % des suffrages sur son propre nom, n’avaient pas voulu de lui, Maurice Lafosse succéda à Abel Dubois.
Cette décennie passée comme député européen, puis comme ministre communautaire, puis comme vice-Premier ministre fédéral, puis comme ministre-président wallon, puis comme président du parti, était la conséquence de son exfiltration du bourbier local par le Boulevard de l’Empereur. Vécue douloureusement au début, elle aura obligé l’impétrant à bien préparer, par le haut, la conquête d’un bastion que ses vieux camarades avaient voulu imprenable. La citadelle » plus forte qu’aucune des nôtres « , fortifiée par Lafosse, ne pouvait alors que céder.
Mons était prise. Elio Di Rupo venait d’ailleurs : il n’était arrivé en ville qu’à l’occasion de ses études universitaires. Il était né et avait grandi dans la région du Centre. A l’hôtel de ville, il arriva aussi d’ailleurs. Il avait grandi dans les centres du pouvoir, wallon et belge. Il en prit avec pour rentrer chez lui.
Il y eut, dans ce si méthodique mouvement, des personnes qu’Elio Di Rupo amena dans sa si chère cité. Il y eut des entreprises, plutôt connues, Ikea, Google. Il y eut des subsides, plutôt fréquents : c’est un secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères qui, un jour, s’étonna, à son arrivée, de devoir signer la subvention au Festival du film d’amour de Mons qui se trouvait en haut de sa pile. C’est un chef de gouvernement qui s’amuse des briefings présidentiels précédant chaque réunion de l’exécutif : » Point 1 : Mons. Point 2 : Mons. Point 3 : Mons. Point 4 : le gouvernement « . Il y eut des symboles, comme une mention à la tribune de l’ONU. Il y eut Mons 2015. Elle était, grâce à Abel Dubois, la très oubliée capitale culturelle de la Wallonie. Grâce à Elio Di Rupo, elle serait la Capitale européenne de la culture, et personne n’aura pu la rater.
Elle aura attiré des ressources publiques et privées, évidemment. Mais elle aura, aussi, mis sur son orbite les communes de son arrondissement, y compris les boraines, et les autres métropoles hennuyères, Charleroi, La Louvière, Tournai, rétrogradées en sous-préfectures de province. Le XXe siècle avait replacé Mons au milieu de sa région. Elio Di Rupo, en deux décennies, l’a posée au coeur de la Belgique, et même de l’Europe. Un peu exagérément. » Ce serait laid si ce n’était grand. La grandeur sauve « , écrivait Victor Hugo à son épouse. Il parlait du beffroi du château montois en 1837, lui, pas encore de Mons en 2015. Le bougre avait le coup d’oeil qui portait loin.
Un dossier de Nicolas De Decker et Caroline Dunski, coordonné par Philippe Berkenbaum