Un roi sous haute surveillance

Dans les milieux politiques, on s’inquiète toujours de la personnalité de Philippe : imprévisible, insatisfait, malhabile, incapable d’intégrer les limites de sa fonction. Les Premiers ministres, Di Rupo puis Michel, veillent. Mais que se passerait-il avec un locataire du 16 moins bienveillant ?

Un roi hyperactif, très professionnel, attaché aux symboles de la fonction. Mais aussi, un roi constamment à la limite de ce que son pouvoir relatif lui permet de faire. Il est encadré par un diplomate de haut vol, Frans van Daele, et a été contrôlé plutôt deux fois qu’une par les deux Premiers ministres qui ont travaillé avec lui, Elio Di Rupo puis Charles Michel. Deux ans après sa prestation de serment, le 21 juillet 2013, le roi Philippe surprend ses détracteurs par sa capacité à assumer la fonction. Mais il inquiète, aussi, par sa propension à remplir la fonction, toute la fonction.

 » Il vit visiblement son règne comme une revanche d’ego, souligne un habitué du Palais, expliquant que l’on doit « tout psychologiser » quand on analyse la monarchie. Philippe avait le sentiment qu’on le prenait pour un nul, surtout au sein de sa famille, et il veut démontrer de quoi il est vraiment capable. Tant qu’il peut parader, faire de la belle com’ sur papier glacé et vivre son conte de fées, c’est très bien pour le pays. Mais attention à ce qu’il ne franchisse pas les limites…  »

 » Car il a clairement des difficultés à intégrer les limites du pouvoir royal, enchaîne une autre source haut placée et très proche de la monarchie. Il cultive sans le savoir une certaine frustration par rapport à sa fonction de chef de l’Etat telle qu’elle est définie. Il pensait qu’il allait être autorisé à déployer un pouvoir de nature politique, ce qui ne peut être le cas. Tant qu’il n’y aura pas de dérapage, cela se passera bien. Mais le corps politique n’est pas enclin à une grande complaisance. Et pas uniquement la N-VA…  »

Il veut parler aux Nations unies

Ces mises en garde s’enracinent dans un vécu que la discrétion imposée dans les rapports entre le Palais et le politique ne rend pas directement perceptible à l’opinion publique. Pourtant, les quelques interlocuteurs politiques qui ont accepté de nous parler off the record mesurent l’étendue du risque.  » Le jour où un Premier ministre sera moins bienveillant, il faudra être très attentif, affirme l’un d’eux. Elio Di Rupo était quelqu’un de prévenant, de très attentif à la réalité belge. Charles Michel est rigoureux et décidé à ne permettre aucun écart : si, à un moment donné, cela doit faire mal, cela fera mal. Mais si un Premier ministre nationaliste ou gaffeur arrivait au 16, on pousserait facilement Philippe à la faute, c’est clair. Car il essaie régulièrement de prendre un espace qui ne lui revient pas.  »

Les quelques exemples que l’on murmure à nos oreilles ont effectivement de quoi laisser pantois.  » Les relations avec Charles Michel sont excellentes, confie une source au sein de la suédoise. Mais il faut expliquer à Philippe que le discours politique aux Nations unies, c’est le Premier ministre qui le prononce et pas le roi ! Cela nécessite pratiquement une négociation pour le lui faire comprendre. D’autant qu’il vient avec des arguments désarçonnants du type : « Pourtant, en Jordanie, c’est le roi qui prend la parole, non ? »  » Il convient alors d’expliquer en quoi la monarchie jordanienne n’est pas comparable à la belge…

De façon générale, Philippe souhaiterait prendre la parole régulièrement,  » au risque de diffuser des idées politiques, voire politiciennes « , glisse-t-on. Au moment de son accession au trône, il avait pourtant été convenu de s’inscrire dans la continuité, en restant dans le schéma suivi par son père, le roi Albert II. Ce dernier ne s’exprimait officiellement que trois fois par an : le 21 juillet, à Noël et devant les Corps constitués. Sous Elio Di Rupo, déjà, Philippe avait insisté pour prononcer, entre autres, un discours à l’occasion des festivités commémorant le centenaire de la Première Guerre mondiale avec le souhait de remercier les Américains et de saluer la mémoire de son grand-père, Albert Ier. En réutilisant littéralement les termes employés par le Roi-soldat devant les Chambres réunies, le 22 novembre 1918.  » Un peuple montre sa grandeur quand il défend ses valeurs « , a notamment scandé Philippe.  » Il trouve davantage ses références dans le passé, chez Albert Ier ou Léopold II, quand le roi détenait davantage de pouvoir personnel, souligne un de nos interlocuteurs. Franchement, ce n’est pas neutre.  »

Une autre source prolonge :  » Ma grande crainte, c’est qu’il rêve de poser un acte pour passer à la postérité, comme Baudouin, sa référence absolue. Je suis convaincu qu’il voudra faire un geste qui lui confère un vrai pouvoir, au-dessus de la mêlée.  »

Nous n’en sommes pas encore là, et ils sont nombreux à se féliciter que le roi n’ait pas réédité jusqu’ici le faux pas commis lorsqu’il était prince, en 2004. Devant un parterre ahuri, il avait affirmé :  » Dans notre pays, il y a des personnes, des partis tels que le Vlaams Belang qui sont contre la Belgique et veulent détruire notre pays. Je peux vous assurer qu’ils auront affaire à moi.  » L’incident, faut-il le rappeler, avait provoqué un émoi certain au nord du pays. Aujourd’hui, Philippe semble avoir retenu la leçon…

Un roi plutôt conservateur

Le premier moment délicat de son règne aura en effet été la gestion de l’après-élections du 25 mai 2014. Un psychodrame à divers étages, qui a mis en selle une coalition inédite avec le MR seul parti francophone dans une coalition dominée par les nationalistes de la N-VA.  » La crise politique a pu se démêler relativement vite, et sans son intervention, commente Marc Uyttendaele, professeur de droit constitutionnel à l’ULB. Dans les faits, il a été protégé par l’arrivée de la suédoise.  »

 » On ne peut pas encore juger l’attitude de Philippe dans la résolution de crise parce que le gouvernement Michel s’est formé finalement assez facilement, complète Hugues Dumont, constitutionnaliste de Saint-Louis. Philippe a fait ce qu’il était condamné à faire : il a logiquement désigné Bart De Wever puis Charles Michel comme informateurs. Tout autre était la situation de son père en 2007 et surtout en 2010-2011, quand il a joué sans cesse avec l’agenda, ne donnant par exemple que dix jours à Bart De Wever. La seule chose que l’on peut constater, c’est que Philippe n’a pas fait quoi que ce soit pour écarter la N-VA de la formation du gouvernement Michel et qu’il a laissé le MR monter au gouvernement en tant que seul parti francophone. Il ne pouvait pas s’y opposer, mais il aurait pu freiner : on a certainement dû lui conseiller de s’abstenir de le faire.  »

Dans les milieux progressistes, on porte un autre jugement sur ce qui s’est passé. Leur analyse ? Philippe et son entourage ont des accents bien plus conservateurs que les rois précédents et l’avènement d’une suédoise avec un programme socio-économique de centre-droit n’était pas fait pour leur déplaire.  » Baudouin était très progressiste sur les thèmes sociaux, chrétien de gauche, trop même pour certains, dit-on. Tandis que Philippe pas du tout. Il fait très peu de visites sociales. Mathilde davantage, mais cela se limite à des trucs gentillets…  »  » Albert avait une autre expérience de la vie que Philippe, il a vécu de façon un peu plus normale que les autres, poursuit une autre source. Il était moins à droite, d’une certaine manière. Philippe a un côté raide dans sa vision du monde.  » Les mêmes ont été heurtés par la décision du roi d’assister au premier match des Diables Rouges lors de la Coupe du monde au Brésil, le 17 juin 2014, dans les locaux de la Fédération des entreprises de Belgique (FEB).  » Il aurait pu être parmi son peuple : cela faisait douze ans que nous ne nous étions plus qualifiés pour ce tournoi et que tous les Belges attendaient ce moment.  »

Bref, Philippe et les siens auraient choisi d’autant plus aisément cette formule politique qu’elle leur conviendrait bien. D’autres estiment qu’Elio Di Rupo aurait payé la réforme des dotations royales entérinée lorsqu’il était Premier ministre : rien n’a été fait pour permettre son éventuel retour au 16, à la tête d’une tripartite. Enfin, il en est d’autres encore qui sont convaincus que le Palais a pris sans difficulté la N-VA à bord afin de donner un signal clair à l’opinion publique flamande. Et si ce n’était, finalement, que le simple fruit de l’enchaînement des dominos consécutif à la mise en place précipitée des majorités régionales ? Philippe n’aurait pas eu grand-chose à dire.

Une hyperactivité symbolique

Une certitude partagée par tous nos interlocuteurs : le couple royal témoigne d’une soif d’occuper la fonction. Les visites sur le terrain se multiplient et l’agenda du Palais déborde de toutes parts. Philippe n’attendait-il pas d’avoir la main depuis 1993, quand son père était monté sur le trône à la surprise générale après le décès du roi Baudouin, lui bloquant pour vingt ans l’accès à cette fonction à laquelle il se préparait depuis toujours ?  » Manifestement, la conception que Philippe a de son rôle est maximaliste, observe le constitutionnaliste Hugues Dumont. Dans les limites de ce qui est permis, il fait le maximum : multiplication des fonctions de représentation, promotion de l’image de la Belgique à l’étranger… Philippe occupe tout le terrain possible ! On ne peut pas le lui reprocher et cela me paraît logique : son père était visiblement fatigué…  »

 » L’intelligence de l’équipe autour de Philippe, c’est de faire plaisir aux médias en offrant beaucoup plus de surface médiatique que ne le faisait Albert, note une voix au fédéral. Il y a davantage de voyages, beaucoup plus de off… Tout cela compte énormément dans notre société de communication et d’image. Ce pouvoir symbolique est énorme parce qu’il contribue à « fabriquer » l’opinion publique.  » Cette modernisation serait, là aussi, teintée de nostalgie du passé : une attention plus grande est portée à l’apparat, les codes vestimentaires renvoient parfois par des clins d’oeil aux anciens monarques…  » Chaque fois qu’ils ont été à Anvers, Mathilde s’habillait en jaune et noir, souligne un observateur. La tenue des monarques n’est jamais neutre. Ils mettent en scène leur lien symbolique avec la Flandre.  »

Dans ce même cadre, certains mettent le doigt sur d’autres  » bizarreries « , comme la participation du couple royal à un… sommet des chefs d’Etat germanophones en septembre 2014, en compagnie des présidents allemand Joachim Gauck, suisse Didier Burkhalter ou autrichien Heinz Fischer.  » Jamais un roi n’a assisté à un sommet de la Francophonie, nous précise un fin connaisseur de la diplomatie. Et notre pays ne compte que 70 000 germanophones. Là encore, ce n’est pas neutre.  » En mars dernier, le roi s’était également rendu pour une visite de travail en Allemagne en compagnie de ministres fédéraux et régionaux. Objectif ? S’inspirer des initiatives en matière de formation professionnelle en alternance. Le 8 juillet, la délégation ministérielle a été reçue au palais pour un débriefing, quatre mois après.  » Ah bon, il s’occupe aussi du suivi des politiques, maintenant « , s’étonnait un de nos interlocuteurs.  » Le Roi n’est que l’instrument de la politique gouvernementale, tempère Marc Uyttendaele. Mais s’il agit de sa propre initiative, cela devient un vrai problème. On retrouverait ce qui s’est passé au moment de l’affaire Dutroux, quand Albert avait convoqué tous les parents sans prévenir personne. Le ministre de la Justice avait dû couvrir cela en dernière minute. Je fus personnellement très choqué, mais j’ai visiblement été le seul…  »

 » C’est difficile de dire non  »

Est-ce à force de lassitude que les responsables politiques laissent le roi prendre quelques latitudes, peu coupables il est vrai, ou des initiatives inhabituelles ? Ou est-ce par assentiment, par conviction ?  » Ce n’est pas gai pour un Premier ministre de devoir réguler ce qu’un roi veut faire et ne pas faire, constate un homme du sérail. On ne peut pas dire « non » à tout, il faut mettre des gants. Ce n’est pas simple non plus de dire « non » à un adulte, d’autant qu’il joue un rôle dans la formation des gouvernements. La réalité, c’est que les politiques ne pensent qu’à ça : être en bons termes avec le roi ou avec son chef de cabinet parce qu’ils jouent un rôle dans cette formation. On surestime le rôle qu’il joue et on l’intègre de façon disproportionnée.  »

Frans van Daele, diplomate extrêmement réputé, ancien représentant de la Belgique auprès des Nations unies, des Etats-Unis et de l’Union européenne, proche du CD&V et d’Herman Van Rompuy, filtre, en outre, bien des velléités du roi.  » C’est un type hors du commun, nous dit un ancien vice-Premier. Mais il n’est plus très motivé, cela se sent. Il est vrai que devoir expliquer et réexpliquer sans cesse les limites d’une fonction à quelqu’un qui ne comprend pas et qui rêve d’autre chose, c’est difficile.  »

Une autre source ajoute :  » Je suis intimement convaincu que la première dame ne l’aide pas dans un accompagnement raisonnable. Cela fait partie de la consolidation de leur couple : elle a compris qu’elle pouvait avoir beaucoup d’influence en occupant de la place. Elle se comporte comme une star, très professionnelle, de façon très construite. C’est une spontanéité feinte, en permanence.  » Marc Uyttendaele, lui, se souvient que Mathilde avait demandé qu’on l’appelle  » Majesté  » au début de son règne.  » Il eut été de bon goût qu’elle renonce à ce privilège d’un autre temps « , sourit-il.

Faut-il voir, derrière le parcours sans faute du couple royal jusqu’ici, le risque d’une crise de régime en cas de dérapage ou d’arrivée au 16 d’un Premier ministre nationaliste ? C’est le message que font passer ces voix confidentielles.  » La neutralisation de la N-VA, je n’y crois effectivement pas, concède Hugues Dumont. Ce parti reste déterminé à tout faire pour accélérer l’évaporation de l’Etat belge. Or, un Etat ne s’évapore pas tout seul, il est détruit à coups de mesures successives volontaires et délibérées. Est-ce que la monarchie constitue un obstacle à la réalisation de ce projet ? Oui, jusqu’à un certain point. Sauf si la N-VA se résout à un compromis avec une monarchie purement protocolaire.  »

 » Ouvrir ce dossier ? Explosif !  »

Dans tout ce tableau, il est difficile de comprendre pourquoi le monde politique n’a pas profité de la passation de pouvoir entre Albert et Philippe, gérée de main de maître, pour réformer la fonction royale. Les observateurs royaux s’attendaient à une volonté des partis flamands, à tout le moins, de revenir sur certaines prérogatives royales comme la signature des lois et arrêtés royaux.  » Les textes n’étaient pas ouverts à révision, même si l’on aurait pu trouver une formule pour y arriver « , rappelle Marc Uyttendaele. Mais la volonté d’écourter autant que possible cette transition, afin d’éviter toute polémique négative au sujet de Philippe, et la réticence de certains partis à ouvrir la boîte de Pandore ont eu raison des velléités réformistes.  » Si vous ouvrez ce dossier-là, vous êtes au coeur de quelque chose d’explosif, confie-t-on dans les rangs libéraux. Vous savez où vous commencez, mais vous ne savez pas où vous terminez. On a autre chose à faire.  »

Le constitutionnaliste Hugues Dumont observe tout ce débat avec circonspection :  » Je dis souvent à mes étudiants que le chapitre consacré à la fonction royale n’est pas négligeable, mais qu’il ne faut pas non plus lui octroyer plus d’importance qu’il ne le mérite. Car l’essentiel du pouvoir et des enjeux n’est pas là. Et pour l’instant, le règne de Philippe a l’air de se dérouler de la manière la plus correcte possible.  » Pour l’instant…

Par Olivier Mouton

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