Et si la Belgique n’était qu’une pure fiction, imaginée pour répondre aux nécessités géopolitiques du xixe siècle, au mépris des aspirations flamandes et wallonnes ? Entretien avec l’historien Sébastien Dubois
(1) L’invention de la Belgique. Genèse d’un Etat-Nation,
par Sébastien Dubois, éditions Racine, 2005, 448 pages
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La Belgique serait, entend-on souvent, une » anomalie de l’histoire « . Un pays créé de toutes pièces par quelques diplomates étrangers soucieux de parachever une architecture européenne acceptable par les grands pays de l’époque. A cette interprétation, qu’il qualifie de légende, Sébastien Dubois prétend substituer une analyse scientifique rigoureuse. Car, si l’heure n’est plus au récit patriotique et » belgicain » de l’histoire du pays, il ne faut pas pour autant verser dans l’excès inverse, qui consiste à faire remonter les conflits communautaires contemporains à la nuit des temps. Existait-il une » Belgique » avant 1830 ? A partir de quand peut-on parler de » Belgique » ? Du dépouillement de quelque 2 000 liasses d’archives, Dubois a tiré un livre (1) où sont décrites les conditions qui ont rendu possible û mais pas inéluctable û la naissance d’un Etat belge.
Docteur en histoire de l’université de Louvain (2003), Sébastien Dubois est spécialisé dans l’histoire des identités collectives et l’histoire politique de 1650 à 1850, sujets auxquels il a déjà consacré deux ouvrages et plusieurs articles scientifiques. Aspirant puis chargé de recherches au FNRS depuis 1999, il est conservateur aux Archives générales du royaume depuis 2003.
Le Vif/L’Express : L’Invention de la Belgique : le titre de votre livre semble confirmer que notre pays a été créé au départ d’une abstraction.
E Sébastien Dubois : Selon certains, cette création serait due à l’ingéniosité de quelques diplomates issus des puissances victorieuses de Napoléon, préoccupés de restaurer un équilibre européen et de le préserver pour l’avenir. La Belgique serait donc en quelque sorte un » malentendu » historique. En tout cas, un Etat artificiel imaginé par les grands pays qui auraient ainsi contraint Flamands et Wallons à vivre ensemble, contre leur gré. Non seulement la Belgique n’apparaît sur la carte de l’Europe qu’en 1830, observent les tenants de cette thèse, mais les noms mêmes de » Belgique » et de » Belges » auraient été imposés à cette époque par une élite bourgeoise soucieuse de donner des racines au nouvel Etat.
Et vous n’êtes pas d’accord avec cette analyse ?
E Attendez ! Je ne tombe pas non plus dans l’autre travers qui consisterait à dire que les territoires formant aujourd’hui la Belgique » devaient » nécessairement, inéluctablement être réunis un jour pour constituer un Etat, une nation. Mais l’optique a été complètement renversée depuis un siècle. On est passé d’un unitarisme triomphant inscrit dans la nature de l’espace belge » à la Pirenne » aux histoires de Belgique à deux communautés, quand il ne s’agit pas d’une seule, présentée à l’exclusion de l’autre. En fait, l’historien est un homme de son temps et le présent alimente son questionnement. Quand il étudie, aujourd’hui, le passé de la Belgique, il part d’une donnée à ses yeux évidente : un Etat belge tiraillé par ses dissensions internes. Ce point de départ influence immanquablement son analyse. Il risque de l’amener à inscrire les faits passés dans un déterminisme qui, en bonne méthode critique, devrait lui rester étranger. Car la projection dans le passé des conflits du présent fait que la lecture des événements s’en trouve biaisée et que la passion l’emporte souvent sur la raison. On épouse alors la thèse d’une nationalité belge complètement artificielle. On laisse même presque entendre qu’un complot a été tramé contre l’indépendance des Flamands et des Wallons, que la diplomatie aurait contraints à vivre ensemble depuis 1830 et dont on aurait délibérément cherché à occulter les passés respectifs.
Ce qui n’est pas le cas, selon vous. La naissance de la Belgique était-elle inscrite dans les astres ?
E Consciemment ou non, les historiens cherchent toujours, dans le passé, à mieux comprendre le présent. Mais l’histoire a toujours été écrite par ceux qui en connaissaient l’avenir ! D’où l’illusion du nécessaire, de l’inévitable historique : ce qui s’est passé » devait arriver « . Or la naissance d’un Etat est un événement aléatoire, résultant d’une multitude de contingences. En réalité, la Belgique, comme la France ou la Hollande, n’était qu’un » possible « , un possible entre mille. Mais il se fait que ce » possible » s’est produit. Il n’était pas pour autant inéluctable.
La Belgique existait-elle avant 1830 ? Et si oui, depuis quand ?
E Cela revient un peu à se demander comment une partie de la surface terrestre est devenue un Etat-nation. Dites-vous bien qu’au départ la plupart des humains, préoccupés avant tout par leur subsistance et indifférents à tout événement politique, vivaient dans un cadre spatial bien plus réduit que celui de l’Etat. Leur horizon se limitait au village où ils avaient vu le jour. Tout au plus entretenaient-ils des relations avec le marché voisin ou avec les autorités d’un bourg proche. Pour le reste, le village voisin, c’était déjà » l’étranger « . Aux études classiques consacrées aux relations entre les communautés villageoises et l’Etat, il manque toujours quelque chose d’insaisissable a priori : la manière dont les populations vivaient » sentimentalement » la souveraineté exercée sur eux, leur appartenance à un » pays « . Existe-t-il une » Belgique » avant 1830 ? Le concept et le nom même de notre pays sont au c£ur du débat. C’est d’ailleurs à lui que j’ai consacré la première partie de mon livre.
Cela nous fait remonter à Jules César. Nous sommes donc très anciens !
E Etre nommé, c’est commencer d’être. Et c’est effectivement dès l’Antiquité que les mots » belge » et » belgique » entrent dans l’histoire écrite. Dans ses Commentaires sur la guerre des Gaules, César évoque les Belgae en des termes fort élogieux, puisqu’il les décrit comme » les plus braves » des peuples qu’il a eu à combattre au cours de cette longue campagne, durant les années 50 avant Jésus-Christ. De cette réputation flatteuse ainsi conférée par le général romain naîtra une légende qui traversera les siècles. Mais attention : la géographie n’est pas immuable. Et la Gallia belgica dont César parle à l’époque désigne une région qui s’étend, grosso modo, de la Seine et de la Marne au Rhin. Le territoire actuel de la Belgique ne représente qu’une partie de cette » Gaule belgique » et le nom de » Belges » ne désigne pas une nation au sens où nous l’entendons aujourd’hui, mais une fédération de peuples assez lâche occupant l’espace situé entre les bassins de deux grands fleuves du nord de l’Europe.
On a donc accusé les historiens » patriotes » d’abuser de la terminologie belge pour ennoblir leur sujet, en manipulant les esprits…
E Faut-il pour autant parler de tromperie ? N’était-il pas glorieux que les Belges figurent parmi les descendants de ces tribus qui ont vaillamment résisté à la superpuissance mondiale de l’époque ? Etait-il dès lors anormal que le patriotisme recoure à l’autorité de pareil témoin û César û pour étoffer le récit de ses origines ? Le même processus d’instrumentalisation des faits du passé a été observé dans le processus de formation de bien d’autres identités collectives. D’ailleurs, les Belges n’ont pas attendu 1830 pour s’enorgueillir de leur prestigieuse ascendance gauloise.
Mais ne dit-on pas que le mot » Belgique » n’était utilisé que comme adjectif avant 1800, et qu’il ne s’est imposé comme substantif qu’après l’annexion française ?
E Après la Gaule belgique des Anciens, l’adjectif belgique commence à se généraliser, grosso modo, vers 1750. On parle de provinces belgiques, de sujets belgiques, de gouvernement belgique, de finances belgiques, de marchandises belgiques, de littérature belgique, etc. Certains appellent même parfois » mer Belgique » la mer du Nord ! Mais le nom de Belgique, au substantif, existe bel et bien en langue française depuis le xvie siècle. La négation de ce fait est cependant utile aux tenants de la thèse selon laquelle l’Etat belge né au xixe siècle était purement artificiel.
Et les mots Flandre, Wallonie ?
E Ils doivent l’un son sens, l’autre son existence à la Belgique elle-même. Le mot Wallonie et le sens moderne du mot Flandre (ne désignant pas seulement le comté ou les deux provinces de ce nom, mais toute la partie septentrionale de la Belgique d’expression néerlandaise) ne datent que du milieu du xixe siècle. Et leur emploi ne devient courant qu’un demi-siècle plus tard.
Peut-on pour autant parler de Belgique avant 1830 ? Ses habitants ont-ils conscience d’habiter un pays ainsi nommé ?
E Répondre succinctement à cette question relève du défi. Pressé de répondre, je serais néanmoins tenté d’opter pour la négative, du moins si nous envisageons la question selon les normes actuelles, c’est-à-dire si nous considérons la nation comme un peuple éprouvant le sentiment d’une identité commune, ayant une conscience nationale. Je m’empresserai d’ajouter aussitôt que cette question est à vrai dire mal posée : cela revient en effet à vouloir juger le passé en fonction de catégories d’un autre âge.
Pourquoi ?
E On rencontre certes des Belges dans les livres, sous les plumes d’Erasme (1469-1536) ou de Voltaire (1694-1778). En revanche, l’immense majorité des habitants de nos régions, largement illettrés, n’avaient pas conscience d’être des Belges. Le sentiment de patrie commune recouvre chez eux l’appartenance aux Pays-Bas, dont l’unité politique, depuis l’Etat bourguignon au xve siècle, se fonde sur l’obéissance à un même souverain. Les habitants des Pays-Bas méridionaux ne se disaient donc pas belges : ils se considéraient comme les sujets d’un même roi. Quand celui-ci était le roi d’Espagne (1506-1713), ils disaient habiter en Espagne et se qualifiaient d’Espagnols. A partir du moment où le souverain ne fut plus le roi d’Espagne mais l’archiduc d’Autriche (1713 û 1794), nos ancêtres déclarèrent habiter en Autriche. Remarquez que les changements de souveraineté ne produisaient pas toujours des effets immédiats. Leur reconnaissance se heurtait à des résistances, liées à l’habitude. Dans le dernier quart du xviiie siècle, il se trouvait encore des paysans se réclamant de l’Espagne !
En tout cas, rien de très » belge « , dans tout cela !
E Sous l’Ancien Régime ( NDLR : avant la Révolution française de 1789), le sentiment patriotique augmentait au fur et à mesure qu’on s’élevait dans l’échelle socioculturelle. Ou, plus exactement, il changeait de nature. Tandis que l’élite manifestait déjà un patriotisme belge proto-national bien mûri, la masse du peuple demeurait cantonnée dans un patriotisme entièrement conditionné par le respect de l’autorité monarchique.
Et puis ?
E La terminologie belge semble s’imposer après les révolutions » brabançonne » et française de 1789. La référence monarchique avait, il est vrai, perdu son sens et l’impact de la Révolution était tel que personne ou presque ne pouvait l’ignorer. N’avait-on pas cessé, durant l’automne 1789, de prier chaque dimanche pour le salut du souverain ? Les révolutions patriotiques modifiaient du reste sensiblement le rapport au territoire, qui n’était plus la propriété exclusive du Prince, mais celle de la nation. A la fin du xviiie siècle, les mots » patrie » et » patriote » s’affranchissent de l’attachement monarchique. Les révolutions bouleversent alors l’organisation et la conception du pouvoir d’Etat. Le patriotisme monarchique traditionnel est remplacé par un patriotisme national. Chez nous, la déchéance brutale de l’empereur d’Autriche Joseph II constitue à cet égard un moment clé.
» Le » moment clé ?
E Non. Le long demi-siècle (1780-1830) qui couvre les dernières années de l’Ancien Régime, les révolutions, les régimes français et hollandais constitue la vraie période décisive. L’explication la plus plausible de la révolution de 1830 est l’émergence d’une identité nationale déterminée par l’existence de frontières, par l’évidence et la conscience de ces limites territoriales qui séparent un groupe humain d’un autre et le persuadent de constituer une nation.
Mais la constitution des » Pays-Bas réunis » sous domination hollandaise, en 1815, nie toute frontière entre le Nord et le Sud…
E Sans doute. Mais, en 1815, la Hollande et la Belgique étaient deux espaces déjà clairement distincts. Malgré leur lointain passé commun bourguignon et espagnol, leurs structures politiques, économiques, sociales, religieuses et culturelles s’étaient à ce point distanciées que l' » amalgame le plus complet « , cher aux vainqueurs de Napoléon, fut impossible à réaliser entre le Nord et le Sud. Et les choix politiques de Guillaume Ier, au lieu d’atténuer la frontière, en confortèrent la présence dans les esprits et dans la vie publique. En 1830, toutes les conditions étaient donc réunies pour que naisse un nouvel Etat-nation. Même si, comme l’ont d’ailleurs souligné certains protagonistes de la Révolution belge, celle-ci ne devait pas forcément aboutir à l’indépendance.
Les choses auraient donc pu se passer autrement ?
E C’est bien au nom de la Belgique et de ses droits que les insurgés de l’été 1830 ont pris les armes. Mais, en renversant le régime hollandais, ils ne savaient pas très bien où ils allaient. De plus, la consolidation diplomatique de l’Etat belge ne fut vraiment acquise que neuf ans après la proclamation de l’indépendance ! Il fallut une décennie pour parvenir à la paix et à la reconnaissance internationale des frontières belges. C’est pendant ce laps de temps, au cours duquel l’intégrité du territoire était fortement menacée, que les représentations de l’espace national ont eu l’occasion de se forger et de se renforcer.
Le clivage communautaire n’aurait donc pas précédé la naissance de la Belgique ?
E Si, pour des raisons culturelles, le sentiment national était encore dans l’enfance parmi les couches populaires, comment croire en l’existence, avant le xixe siècle, d’une nationalité de type linguistique ou culturel ? L’identité collective résulte moins du passé que de la représentation que l’on s’en fait.
Entretien : Jacques Gevers
Nos ancêtres disaient habiter l’Espagne, puis l’Autriche. Ils se sont déclarés espagnols, puis autrichiens
La Révolution belge ne devait pas forcément aboutir à l’indépendance
» Dire que la Belgique n’existe pas avant 1830 est absurde. Prétendre qu’elle bat dans tous les c£urs depuis César le serait tout autant »