Un palais pour l’art

En eut-il le moindre usage ? Même pas sûr… A Bruxelles, la sublime maison Art déco que le richissime jeune baron Louis Empain fait bâtir, dans les années 1930, avant de s’en détourner, vient d’être rénovée  » à l’authentique « . Bonne nouvelle : son dernier acquéreur, la Fondation Boghossian, la rend accessible au public.

Sept marches de pierre conduisent le visiteur au porche d’une entrée monumentale. Sur le mur de granit de Baveno, qui pleure, çà et là, des larmes ocre d’oxyde de fer, se détache l’immense portail orné de bronze, à la géométrie maniaque de losanges et de palmettes stylisées. Ce seuil franchi, rien n’est pourtant gagné : une sorte de salle d’attente enferme encore le curieux dans un hall de marbre parfaitement carré, clos par une porte de fer forgé inscrite dans un cadre de verre translucide. Il y a du prodige, dans cette cloison :  » Impossible de comprendre comment ces vantaux massifs tiennent verticalement dans leur chambranle sans l’aide d’aucun appui visible, écrit l’historien Carlo Chapelle, dans une étude de 600 pages consacrée à l’étonnant édifice. Ainsi découpés dans la lumière mystérieuse et intense qu’emprisonne le verre épais, ils apparaissent comme un miracle.  » Oui, c’est bien le mot… Parce qu’une fois poussées ces lourdes parois s’ouvrant avec une aisance confondante, difficile d’en croire ses yeux. Cet espace minéral surmonté d’un lanternon géant, est-ce le vestibule d’un temple ? Ou l’avant-scène d’un théâtre ? Et là, tout au bout de ce lieu magistral, au-delà de la large baie vitrée d’un salon d’honneur, c’est bien l’eau de la plus vaste, de la plus bleue, de la plus délirante piscine privée qui puisse se concevoir dans une maison au c£ur de Bruxelles…

67, avenue des Nations – aujourd’hui, avenue Franklin Delano Roosevelt : avec sa conciergerie, ses jardins et sa pergola, sa conception moderniste et ses finitions précieuses, la Villa Empain est un joyau Art déco, né en 1931 (date d’introduction du permis d’urbanisme) de la rencontre de deux énergies sublimes : celle de l’architecte suisse Michel Polak et celle de Louis Empain, fils cadet de l’industriel belge Edouard Empain décédé deux ans plus tôt, à la tête d’une fortune colossale. Le premier est alors au sommet de son art : il vient d’achever, dans la capitale, le Résidence Palace, immeuble à appartements de luxe, avec théâtre et bains turcs. Le second n’est encore qu’un gamin. Mais on en connaît de pires.

Capitaliste de gauche

Sage étudiant matheux à la Sorbonne, Louis n’a que 23 ans lorsqu’il hérite, avec son frère Jean, dit Johnny, des liards de son ingénieur-entrepreneur-financier-égyptologue de père. Il ne sait guère à quoi consacrer cette opulente et soudaine richesse. Mais il a du c£ur et, plus tard, des idées de gauche. C’est un capitaliste philanthrope, éclairé, affranchi de tout préjugé. Et il prend le parti de faire construire, en collaboration étroite avec Polak, un palais fabuleux sur l’artère la plus prestigieuse de Bruxelles, au moyen des matériaux les plus rares qui soient. Puisque, à cet âge tendre, il lui faut asseoir une crédibilité dans les milieux bourgeois qu’il fréquente, cette villa  » en jettera « , c’est certain. Mais elle répond aussi, sûrement, surtout, au sens esthétique du tandem béni Polak-Empain. Preuve ultime que le jeune homme n’est pas un possédant possessif, il n’occupera cette villa magnifique (achevée en 1934) que quelques mois, avant de l’offrir à l’Etat, et d’abandonner finalement la Belgique pour d’autres horizons prometteurs. A l’inverse de ses contemporains, Louis déteste le Congo. Il opte donc pour son contraire, les terres blanches, les grandes étendues vivifiantes mousse et malachite du Canada. Et pour la Villa, c’en est fini, déjà, de sa fonction d’hôtel particulier…

Dépendant désormais de l’Instruction publique, l’édifice accueille un temps un musée des Arts décoratifs contemporains, géré par l’Ecole de La Cambre, avant d’être réquisitionné, en 1943, par l’armée allemande. Après guerre, une grosse ânerie du ministre Paul-Henri Spaak (autoriser l’ambassade d’URSS à s’installer dans ce bâtiment superbe) suscite la colère d’Empain, qui tente de récupérer son bien. C’est chose faite, en 1964. Mais toujours pas pour l’habiter : la Villa servira de centre culturel jusqu’à sa vente, en 1973, à un industriel américain de la Tobesco SA. Ce dernier la loue ensuite à la chaîne RTL, qui y installe son siège belge jusqu’en 1980. Puis des années de galère détériorent le bâtiment. Ainsi, après l’avoir acquis, l’homme d’affaires bruxellois Stéphane Jourdain y fait creuser, dans le hall d’entrée, un grand méchant trou d’escalier. Sans permis, alors que la maison est inscrite, depuis 2001, sur la liste de sauvegarde du patrimoine immobilier de la capitale…

désolation

Ce n’est pas tout. Des marbres rares sont détruits, de nombreuses cloisons, supprimées. Les plafonds d’origine sont occultés par des plaques de plâtre. Certaines portes recouvertes des plus belles essences de bois sont peinturlurées, avant d’être entassées pêle-mêle au sous-sol, au milieu d’irremplaçables ferronneries d’art menacées par la rouille. Des appliques ont été vendues ou volées… Partiellement démantelée, puis victime d’actes de vandalisme, la Villa passe encore de mains, pour être finalement cédée, en 2006, à la Fondation Boghossian – un père, Robert, et ses deux fils, Jean et Albert, tous trois joaillers libanais d’origine arménienne. Leur objectif ? Faire du fleuron de l’architecture bruxelloise le siège de leur fondation à vocation humanitaire, en même temps qu’un outil privilégié de création et de dialogue entre les différentes cultures d’Orient et d’Occident. En mars 2007, la Commission royale des monuments et sites classe enfin le bâtiment. Et le chantier pharaonique de restauration débute en août 2008.

Si l’édifice n’est plus que le lointain souvenir de la propriété prestigieuse qui faisait la fierté d’une époque, une seule philosophie anime le bureau chargé de le ressusciter :  » Il faut revenir au pristin état, celui que Polak a imaginé dans les années 1930, et le compléter pour répondre aux exigences actuelles d’un programme muséal et d’un lieu public « , explique Francis Metzger, fondateur de MA2 (Metzger et Associés Architecture). Deux pistes lui facilitent la tâche. D’abord, il subsiste beaucoup d’archives propres à cette exceptionnelle villa, même si les études historiques laissent planer des zones d’ombre. Ainsi les photos en noir et blanc, passées sépia avec les ans, restent-elles totalement muettes sur les couleurs ou les textures d’origine.

monsieur est puceau

Malgré l’abondance d’informations, des incertitudes persistent. Dont celle relative à l’occupation initiale des lieux : quand et combien de temps le maître a-t-il vécu entre ces murs ?  » On a poussé les recherches très loin, précise Metzger, sans découvrir de réelle trace d’habitation.  » Sans doute, en conséquence, faut-il réviser le mythe de la villa-construite-au-nom-d’une-passion-dévorante. Si, au premier étage, une chambre à coucher pour dame, flanquée d’une salle de bains en mosaïques bleues, jouxte bel et bien celle de monsieur, c’était sans doute  » dans l’espoir que… « . Empain junior ne rencontrera en effet sa future épouse, la Montréalaise Geneviève Hone, qu’en 1936 (il l’épousera d’ailleurs dans la plus stricte intimité en 1938).  » A la date du tracé des plans de sa villa, il est établi que le jeune homme est encore… puceau « , sourit Metzger. L’autre piste, pour compléter ce puzzle géant, consiste en minutieuses observations in situ, qui s’apparentent à de vraies fouilles archéologiques. C’est dans le magma boueux de gravats et de feuilles mortes, qui encrassait il y a moins de deux ans encore la fosse de 500 mètres cubes de la piscine, que les restaurateurs finissent par trouver de petits éclats de faïence noire et turquoise, qui permettent de rebâtir le carrelage du bassin à l’identique. Ou quasi. Car l’imagination des experts et des artisans carbure à fond. Comment reboucher le trou de l’inepte escalier du salon ? Où trouver du marbre ancien doté de la même  » vibration  » (le même rythme dans les veinures) ? En vérité, plus nulle part. Ce sont donc les dalles adjacentes, tranchées une par une dans le sens de l’épaisseur, qui engendreront de nouvelles plaques, comme autant de clones d’elles-mêmes. Quant aux trois vitres manquantes de l’étonnante verrière en glaces gravées au jet de sable intitulée La Voie lactée, de Paule et Max Ingrand, elles seront finalement dénichées dans le vieux stock d’un marchand parisien. Dans la même teinte saumon, certes, mais un rien plus fines… Redessinées par une artiste munichoise, les copies ont, depuis lors, pris place, magnifiquement, à côté des éléments d’origine de ce  » vitrail  » aux symboles abstraits et aux applications de feuilles d’or, d’argent et d’étain, où se détachent les voiles déployées d’un navire, un aigle antique et l’avant-train d’un taureau jaillissant. L’assurance (1 million d’euros) qui couvre désormais ces 18 panneaux donne une idée de leur valeur artistique…

L’autre verrière, posée jadis dans la haute baie du palier de l’imposant escalier menant au premier étage, ne sera pas reconstituée.  » Parce que c’est l’£uvre entière de Charles Michel qui a disparu, et pas seulement quelques fragments « , explique Metzger. L’équipe a également choisi de laisser en l’état les étranges caissons en faux acajou qui remplacent les boiseries d’un salon du rez-de-chaussée, réalisés sans doute à l’époque de l' » occupation  » soviétique, pour une raison (inondation, incendie ?) toujours inconnue…

Les visiteurs que la Villa accueillera, près de quatre-vingts ans après ses premiers hôtes, noteront-ils les prodiges de restaurations complexes et peu usuelles appliqués à la toiture en cuivre, aux encadrements des fenêtres (rehaussés de feuilles d’or 23,75 carats), aux marbres Escalette ou Bois de Jourdan, aux boiseries en loupe d’Amboine, noyer de Birmanie, palissandre de Rio, bulinga ou manilkara ? Pas sûr… Car il y a fort à parier que les trésors qui seront entreposés dans cet écrin – le temps de l’exposition Itinéraires de l’élégance entre l’Orient et l’Occident (1) – leur voleront la vedette. Issus de collections belges ou étrangères, publiques ou privées (notamment celle des Boghossian), les nombreux objets présentés au milieu des locaux flambant neufs illustrent des thèmes  » ultra-chics  » : les routes de la soie et des épices, la calligraphie musulmane, l’art de vivre au Japon ou en Inde, l’influence de l’orientalisme sur les créateurs occidentaux d’Art nouveau, les villes rayonnantes de Venise, Constantinople et Byzance… Divers artistes contemporains participent aussi à cet étalement de voluptés.

Clignez alors doucement des paupières. Devinez le reflet des clartés mouvantes du plan d’eau dans le plafond de verre aux figures zodiacales. Entendez le souffle étouffé des Citroën traction avant roulant dans l’avenue des Nations, et le froufrou discret des jupes des servantes, lorsqu’elles montent des rafraîchissements depuis leur QG du sous-sol. Ça y est, vous êtes dans les années 1930…

(1) Jusqu’au 31 octobre 2010, à la Villa Empain, à Bruxelles. Info au 02 534 60 85 et sur www.villaempain.com ou www.fondationboghossian.com

VALéRIE COLIN; V.C.

La villa construite au nom d’une passion dévorante : un mythe ?

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