Mission Cléopâtre, adaptation fidèle d’Astérix et Cleopâtre, est un film joliment réussi. Mais il est vrai que son acteur-réalisateur transforme en or tout ce qu’il touche. Le portrait d’Alain Chabat
Sa mère, qui le vit changer six fois d’école, se lamentait : « Ses frères feront médecine, Alain, le pauvre, sera dentiste… ou, mettons les choses au pire, kiné. » Avec son deuxième long-métrage, Astérix & Obélix. Mission Cléopâtre (45 millions d1euros, soit un budget historique), le réalisateur Alain Chabat, 43 ans, renonce à tout fantasme familial de métier convenable. Il se contentera de régner sur le cinéma français. « Le public l’attend, pronostique Charles Gassot, producteur de La Cité de la peur, une comédie familiale, d’Alain Berberian (1994), où les Nuls débutèrent sur grand écran. De film en émission, Alain lui file rancard. » Quant au métier, il ne peut rien refuser à ce gugusse populaire né à Oran, élevé à Massy, fondu de BD, de dessin animé et créateur d’une maison de production (Wam). » Pour moi, le « non » n’est pas une option », concède Chabat d’ailleurs sans la moindre trace d’arrogance. Car « Chab' », aussi surnommé « Casse-Couillix Tranquillix » par Jamel Debbouze (Numérobis) sur le tournage, est le mec le moins arrogant de la planète.
En aurait-il le droit ? Sans doute. Chabat ressemble au Midas d’avant les pots d’échappement, c’est-à-dire au roi qui transforme tout ce qu’il touche en or. Exemples. Quand l’ex-Nul se lance dans la pub des hommes bouteilles pour Orangina, la firme, alors très poussiéreuse, revient dans le Top Ten des marques préférées des adolescentes.
Chab’ devient-il acteur ( Gazon maudit, Le Goût des autres) ? Il se classe aussitôt parmi les têtes de liste. « Il y a Auteuil, Depardieu et lui », énumère son agent, Dominique Besnehard. Prête-t-il sa voix à la version française de Shrek, après avoir humblement passé des essais ? Il amène, en plus du public familial déjà captif, les 16-40 ans.
« Avec lui, un pet est une oeuvre d’art »
Mais revenons à Astérix & Obélix. Mission Cléopâtre, vendu à Miramax pour les Etats-Unis, a déjà rapporté de 10 à 15 millions de dollars en pré-vente à l’étranger. « Bref, il se révèle moins risqué que le premier », assène Claude Berri, le producteur. Quand Berri fait la connaissance de Chabat et des Nuls (Canal +, 1990), ces derniers le déguisent en Schtroumpf. Lorsqu’ils lui proposent La Cité de la peur, Berri juge le scénario « un peu débile » et passe la main. Sur ces excellentes bases, il finance Didier (2,5 millions d’entrées), où Chabat, réalisateur, interprète un clebs et où Jean-Pierre Bacri aboie. « Pour Astérix, j’ai d’abord fait ma chochotte », raconte Alain, qui travaille alors sur autre chose. Mais il adore la BD, obtient toute latitude sur le casting, c’est-à-dire sur Jamel, dont il est très client mais avec qui il n’a jamais bossé plus de trois heures, et impose sa conception du personnage. 1. Astérix, qui trimbale la mauvaise foi du Français en vacances, est le héros. Il ne bénéficie donc pas des meilleures vannes. 2. Il faut l’interpréter de façon calme : « Plus c’est tenu, plus ça me pète de rire », lâche-t-il.
Avec un budget et une pression pareils, Chabat aurait surtout dû péter les plombs. Mais non. « Ça, c’est parce que la facilité ne l1intéresse pas et parce qu’il décompose, dissèque Chantal Lauby, alias Cartapuce, l’espionne de César. Il répète : « Chanchan, dis-toi qu’on tourne juste un sketch, Dieudonné, toi et moi ». » « Je ne l’ai jamais vu lever un sourcil, confirme Jamel, même quand j’oubliais mon texte, que je paumais mes marques et que je faisais perdre leur temps à 800 techniciens. » Ce calme olympien procède d’une exigence pathologique. Chantal Lauby : « Il peut batailler dix jours sur une phrase. » Michel Denisot : « Avec lui, un pet n’est pas un pet, c’est une oeuvre d’art dotée d’une bande-son et réclamant deux heures de boulot. » Philippe Gildas : « A une heure du direct, il fiche tout au panier. » Jacques-Eric Strauss, vendeur d’Astérix à l’étranger : « Sous ses airs débonnaires, il vérifie le moindre sous-titre. » Défense de « Casse-Couillix » : « Ce qu’on peut améliorer, il faut le rebosser. » Son père, premier fan, répète en boucle : « Dis-moi, tes patrons, Claude Berri, Pierre Lescure, tout ça, ils sont contents de toi, au moins ? Pan intéressant de la personnalité d’Alain Chabat : sa soif de distance. Pourquoi ? « J’aime les avantages de la célébrité – table au resto, etc. – mais je ne veux pas qu’on m’envahisse. J’espère pouvoir vendre mon travail d’artiste sans brader ma vie privée. » Il fuit comme la peste les sollicitations bassement commerciales : « Machin t’offre un portable si tu viens faire une photo avec lui. » « Le portable, je me l’achète. » Bassement politiques, aussi : « J’ai besoin de me sentir libre dans mon travail. Il n’est pas question que je serre la pogne à qui que ce soit. » « Nous avons toujours veillé à rester décalés », raconte Chantal Lauby. Invités par hasard à dîner à l’Elysée, les Nuls débarquèrent en Fiat Panda pourrie.
Toujours deux coups d’avance
Chabat hait l’argent virtuel, le libéralisme, et les artistes qui se plaignent de payer trop d’impôts lui courent sur le haricot. Très mauvais homme d’affaires, il s’entoure de comptables et de commissaires aux comptes pour ne pas, un jour, devoir licencier.
Alain Chabat vote, mais ne se sent pas représenté. Il n’a jamais défilé, jamais pris sa carte dans un parti. « Plus jeune, j’étais trop anar, trop situationniste, enfin, trop ce que je comprenais du situationnisme », dit-il. Gamin, il ignorait qu’il était juif. Et voulait aller au cathé. Il a fait sa bar-mitsva pour faire plaisir à sa grand-mère : « J’étais un crétin rebelle et boutonneux. » Jamel, hilare : » Oui, parce qu’il reste un juif, quand même. » Chabat : « Je me sens très juif au milieu de nazis et très nazi au milieu de sionistes. »
Qui est vraiment Alain Chabat ? « Un type d’une grande noblesse qui ne joue jamais le pléonasme, fait tout passer en contrebande », avance Alain Corneau, réalisateur du Cousin. « Un formidable acteur de composition qui, dans Gazon maudit, dissimule la mauvaise foi sous la candeur. Un Peter Sellers. Un garçon pudique. Il se croit moche, il a un charme fou », soupire Josiane Balasko. « Regardez ses gestes, si féminins, on dirait Barbara », plaisante Michel Denisot. « Un festif. Un raffiné. La détermination. Le dernier qui parle n’a pas toujours raison », analyse Dieudonné. « Une formidable antenne. Si j’étais patron de chaîne, je l’engagerais pour savoir si, comme dans la haute couture, l’humour va raccourcir ou rallonger », lance Charles Gassot. Il a toujours deux coups d’avance. Fait ce qui le fait marrer sans aucune hiérarchie des valeurs. Peste de se voir « à 50 balais bientôt avec uniquement deux films dans les pattes ». Zappe les projets trop lents selon les conseils d’Alex Berger, son associé : « Affaire qui traîne, affaire malsaine. » Alain Corneau : « Le secret d’Alain résidait peut-être dans Didier. » L’histoire de quelqu’un qui cherche sa place, tourne en rond, et veut rester lui-même tout en étant un autre (ou dix).
Sophie Grassin