Elle affiche un heureux mélange de rigueur et de raffinement, d’audaces techniques et de respect des traditions d’artisanat, de simplicité et de luxe ! La Villa Cavrois réalisée à Croix, dans le nord de la France, par Robert Mallet-Stevens, entre 1929 et 1932, a retrouvé son harmonie originelle.
Tout y est géométrie, lumière et somptuosité. A l’extérieur, les volumes très simples en briques jaunes créent, comme dans l’architecture du mouvement néerlandais De Stijl, un effet sculptural orthogonal étalé sur l’horizontale. A l’intérieur, la finition des sols et des murs ainsi que le soin apporté aux décors, parfois inclus dans la maçonnerie, renvoient à l’idéal d’art total du Palais Stoclet que, tout jeune, Robert Mallet-Stevens (1886-1945) avait découvert à Bruxelles.
Le plan de la Villa Cavrois est simple en apparence, sophistiqué dans les détails. De part et d’autre d’un élément central vertical, s’étirent deux ailes et de nombreuses pièces en enfilade comme dans les châteaux du XVIIe siècle. Au centre donc, derrière une très généreuse verrière à laquelle on accède par un escalier monumental, l’architecte a placé le salon d’accueil. A droite, deux salles à manger – l’une pour les parents, l’autre pour les enfants – puis les cuisines. A gauche, un fumoir et deux chambres. A l’étage, on retrouve cette même organisation séparant, à partir d’une salle de jeux, les cinq chambres pour les enfants et, à gauche, l’aile réservée aux parents.
Chaque pièce possède son caractère propre et la visite (1), libre, propose aujourd’hui, d’approcher l’ensemble sous divers angles à partir de séquences distinctes. Ici, l’habitat dans son jus originel avec les meubles, luminaires et décors créés par Mallet-Stevens ou choisis par lui. Là, la richesse de la seule architecture comme volume et lumière. Là encore, la complicité entre l’architecture d’origine et l’un ou l’autre apport. Enfin, au sous-sol, on découvre les espaces techniques d’origine ainsi qu’une chambre d’enfant laissée dans l’état de désolation qui fut celle de la demeure avant sa restauration.
Un belle rencontre
A l’origine, il y a la rencontre entre deux hommes. D’un côté, un industriel du Nord, Paul Cavrois. De l’autre, l’architecte Robert Mallet-Stevens. La carrière de ce dernier débute après la Première Guerre mondiale en tant que décorateur d’intérieur et créateur de meubles. Durant les années 1920, il se révèle comme l’un des défenseurs du modernisme épris de géométrie et de fonctionnalité. Assez tôt, il rencontre du beau monde. En 1921, le célèbre couturier des Années folles, Paul Poiret, lui passe commande d’une maison-château à Mézy-sur-Seine. Mais à peine le gros oeuvre sorti de terre, le mécène fait faillite ! Mallet-Stevens a 37 ans et aucun de ses projets n’a encore abouti…
Puis vient à sa rencontre le vicomte de Noailles qui va lui permettre d’exprimer son talent dans la célèbre villa accrochée sur les hauteurs d’Hyères, sur la Côte d’Azur. Parallèlement, Mallet-Stevens travaille aussi pour le cinéma comme décorateur entre autres pour L’Inhumaine (1923) et Le Vertige de Marcel l’Herbier. Mais surtout, il promotionne son idéal à travers la création d’une revue (L’architecture d’aujourd’hui) et la fondation de l’Union des artistes modernes. Son nom circule dans les lieux aisés de la mode, du cinéma et des arts.
Paul Cavrois, lui, possède deux filatures et une usine de tissage qui emploient au total quelque 700 personnes. Il a acquis à Croix un terrain de cinq hectares sur lequel il compte bien faire construire son rêve. Il avait déjà contacté un architecte local mais une visite à l’exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de 1925 à Paris va changer ses plans. En effet, si la grande majorité des pavillons et leurs décors intérieurs font la part belle à l’Art déco, trois bâtiments illustrent l’idéal de simplicité qui sera celui des années 1930 : le pavillon de l’Esprit nouveau de Le Corbusier, le pavillon russe de Melnikov et un troisième, fort modeste par la taille, le pavillon du Tourisme signé Mallet-Stevens.
Une histoire qui vire au cauchemar
Par son aspect dépouillé et sculptural, la présence audacieuse d’un campanile de 34 mètres de hauteur et surtout celle de quatre arbres cubistes réalisés en ciment armé, le bâtiment de Mallet-Stevens provoque injures, moqueries et engouement. Or, l’architecte est aussi un esthète soucieux de raffinement et de matériaux précieux. Ce dont témoigne sa participation à un des ensembles proposés dans le pavillon des Collectionneurs signé Jean Patou. Paul Cavrois, séduit par cette double option défendue par celui qu’on surnommera l’architecte dandy, s’enthousiasme. Rendez-vous est pris. L’industriel présente sa demande. Mallet-Stevens la résume : une demeure pour une famille nombreuse avec cinq enfants : air, lumière, travail, sport, hygiène, confort, économie. En 1932, la villa de Croix est terminée : 1 840 m2 de surface habitable, 830 m2 de terrasses, 60 mètres de longueur. Et pour l’architecte français qui a tout à la fois conçu l’aménagement paysager, la construction et l’ameublement intérieur, un véritable manifeste.
Sept ans plus tard, l’Allemagne déclare la guerre à la France. Les troupes du Reich traversent la Belgique et arrivent en France. La famille Cavrois s’est enfuie. L’armée d’occupation prend possession de la villa qui devient une caserne. En 1947, la famille, entre-temps agrandie (les enfants se sont mariés et ont eux-mêmes des enfants), revient. Paul Cavrois décide alors d’adapter la demeure aux nouvelles exigences familiales. L’architecture originelle en est défigurée. Elle restera dans cet état jusqu’à la mort, vingt-cinq ans après celle de son mari, de l’épouse de l’industriel. La villa est alors mise en vente et les ensembles mobiliers dispersés chez Sotheby’s à Monaco, en 1987. La maison, quant à elle, est acquise par une société immobilière qui la laisse aux mains des vandales, son but étant de la raser afin de lotir l’ensemble du terrain. En 2001 enfin, l’Etat français se porte acquéreur. Sept ans plus tard le Centre des monuments nationaux se lance dans une vaste opération de restauration et de recherche du mobilier disparu. Coût total : 23 millions d’euros. Mais un chef-d’oeuvre de l’architecture mondiale désormais préservé.
(1) Villa Cavrois, 60, avenue John-Fitzgerald Kennedy, à Croix (Nord-Pas-de-Calais). Tous les jours, sauf le mardi, de 10 h 30 à 18 h 30. www.villa-cavrois.fr
Par Guy Gilsoul