Un fusil pour Noël

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Un drame national, des victimes de 6 ou 7 ans, Obama sommé d’agir… Les partisans du contrôle des armes à feu veulent croire que le carnage au Connecticut va contraindre le président réélu à prendre des mesures. Illusoire ?

Combien d’Américains auront acheté une arme en guise de cadeau de Noël cette année ? Un million ? Deux millions ? L’an dernier, les armes ont fait fureur pendant les fêtes, avec un pic de vente enregistré le 23 décembre. Selon le FBI, au moins 1,5 million d’Américains ont acquis une arme à feu au cours du mois de décembre 2011. Un record, conséquence de la crainte d’un durcissement de la législation sur le port d’armes. Le nombre d’armes vendues ce mois-là dans le pays n’est, lui, pas connu avec précision, mais dépasse sûrement le million et demi d’unités.

La fusillade dans une école du Connecticut, qui a fait 26 morts le 14 décembre, va-t-elle  » plomber  » le marché des ventes d’armes en décembre 2012 ? Rien n’est moins sûr. Une étude du Pew Research Center montre que les tueries de ces dernières années aux Etats-Unis n’ont pas eu d’impact majeur sur le commerce des armes. Des tragédies comme celle de Newtown peuvent même renforcer le sentiment d’insécurité et inciter les citoyens américains à s’équiper pour pouvoir répliquer ou se protéger face aux déséquilibrés, aux dépressifs et aux terroristes.

Prêts pour la fin du monde

Adam Lanza, le jeune homme de 20 ans qui s’est suicidé après avoir abattu 20 enfants et six adultes, dont la directrice et deux institutrices de l’école, est décrit comme un adolescent intelligent, mais psychologiquement perturbé. Refermé sur lui-même, détaché de la vie réelle, il était apparemment atteint du syndrome d’Asperger, une forme d’autisme. Sa mère, qu’il a tuée de quatre balles en pleine tête avant d’entreprendre son expédition meurtrière dans l’école primaire Sandy Hook, lui donnait des cours à domicile. Persuadée du déclin de la civilisation et d’une prochaine fin du monde, elle stockait les armes, de l’eau et de la nourriture, selon sa soeur. Un comportement de  » survivaliste « , ou plus exactement de  » prepper « , ces Américains qui se préparent aux catastrophes climatiques ou au chaos économique. Sans emploi depuis son divorce, Nancy Lanza, inconsciente du danger, emmenait ses fils Adam et Ryan dans des stands de tir locaux.

Le jeune Adam était, de toute évidence, déterminé à commettre un carnage : il avait emporté trois des cinq armes de sa mère, deux pistolets et un fusil semi-automatique Bushmaster, la version civile du fusil d’assaut M-16 en service dans l’armée américaine depuis la guerre du Vietnam. Cette arme de calibre 223 (calibre européen 5,56 mm) permet de faire un maximum de victimes en un minimum de temps et peut s’acheter en toute légalité aux Etats-Unis. Disponible en armurerie, elle est aussi en vente sur Internet, au prix actuel de 1 000 dollars. C’est avec un Bushmaster que l’auteur de la tuerie d’Aurora, au Colorado, avait tué 12 personnes et blessé une soixantaine d’autres fin juillet dans un cinéma lors de la projection du dernier Batman.

S’il est un secteur épargné par la crise, aux Etats-Unis, c’est bien celui des armes. Plus d’un million d’armes à feu y sont vendues chaque mois, chiffre qui n’inclut pas les acquisitions illégales. Les demandes d’autorisation qui émanent des armuriers – 16,5 millions en 2011- sont en hausse constante depuis près de quinze ans. Pas moins de 2,3 millions de fusil d’assaut ou de chasse ont été produits l’an dernier et un million d’autres importés, selon l’ATF, le Bureau fédéral des armes à feu. En revanche, le nombre de détenteurs d’armes tend à diminuer. En cause, d’après les enquêtes, la fin de la conscription, le moindre intérêt des jeunes pour la chasse, l’encadrement de la pratique du tir… Si le nombre d’armes vendues continue néanmoins à augmenter, cela tiendrait au fait que les propriétaires d’armes en possèdent plus qu’autrefois.

Au total, les citoyens américains détiennent plus de 270 millions d’armes à feu, soit près de 9 armes pour 10 habitants. Un record mondial absolu. La facilité avec laquelle on peut se procurer des armes à feu aux Etats-Unis va de pair, quoi qu’en dise le lobby des armes, avec la répétition de tueries (33 morts en Virginie en 2007, 14 à New York en 2009, 12 à Denver en 2012…). Au-delà de ces massacres spectaculaires, 32 000 personnes sont tuées par armes à feu chaque année aux Etats-Unis, soit plus de 87 morts par jour, dont 8 enfants.

La jeunesse des victimes de la tragédie de Newtown, âgés de 6 à 7 ans, a provoqué un choc dans l’opinion et un réveil des partisans d’un contrôle plus strict de la circulation des armes à feu.  » Today is the day  » ont martelé les centaines de manifestants  » anti-guns  » réunis devant la Maison-Blanche pour appeler l’administration Obama à sortir de sa prudence, tandis que le mot clé #todayistheday s’est largement répandu sur Twitter. En trois jours, plus de 170 000 personnes avaient déjà signé une pétition sur le site de la Maison-Blanche pour demander au président d’agir enfin. Jamais une pétition de We the People n’avait recueilli autant de signatures.

A titre personnel, Obama est partisan d’une régulation. Mais, depuis son élection, il y a quatre ans, il s’est montré frileux sur le sujet, se contentant de généralités sur la nécessité de lutter contre la violence. Tout juste réélu, il appelle aujourd’hui à des mesures  » significatives  » pour empêcher un nouveau carnage, mais, en phase avec la majorité de l’opinion, il assure dans le même temps qu’il respectera le deuxième amendement constitutionnel autorisant la détention d’armes (lire p. 53).

Priorité à l’autodéfense

Rien n’a été fait, jusqu’ici, pour mieux contrôler les ventes, tandis que le port d’armes est désormais autorisé dans les trains et les parcs nationaux. En 2008, la Cour suprême a fait de l’autodéfense un droit fondamental. Le jugement insiste sur le droit des Américains à assurer la protection armée de leurs maisons. Sous la pression du puissant lobby de la National Rifle Association, généreux donateur de campagnes électorales, une quarantaine d’Etats ont assoupli leurs règles en matière de port d’armes.  » Ce sont des personnes qui tuent, pas les fusils « , répètent à l’envi les  » pro-guns « , estimant que les honnêtes gens doivent pouvoir se défendre contre les  » méchants « .

Certes, en 1994, Bill Clinton, l’ancien président démocrate, avait fait adopter une loi interdisant la vente de fusils d’assaut et de chargeurs d’une capacité supérieure à 10 balles. Mais cette mesure, qui expirait en 2004, n’a pas été renouvelée par un Congrès dominé par les républicains.

Les fusils d’assaut peuvent à nouveau être achetés en toute légalité sur le territoire américain. Seuls quelques Etats en interdisent la vente ou la possession. Parmi eux, le Connecticut, là-même où le massacre de vendredi dernier a eu lieu, font valoir les amateurs d’armes à feu.

Un projet de loi après les larmes ?

En principe, les armuriers doivent vérifier les antécédents de leurs clients, mais, d’après les estimations, quelque 40 % des ventes d’armes ont lieu entre particuliers et échappent à tout contrôle.  » Il y a au moins 4 000 foires aux armes chaque année aux Etats-Unis, remarque Didier Combeau, auteur du livre Des Américains et des armes à feu : violence et démocratie aux Etats-Unis (éd. Belin). Dans ces manifestations se joignent aux armuriers licenciés une multitude de gens qui viennent vendre ou acheter des armes d’occasion. La foire de Houston, par exemple, compte pas moins de 2 000 stands. Pour ces armes-là, aucun enregistrement des ventes ou achats.  »

Sommé d’agir après la tuerie de Newtown, Obama va-t-il imposer des restrictions, après avoir versé de vraies larmes et envoyé ses condoléances aux familles ? Jusqu’ici, il s’est contenté de proposer un renforcement des vérifications des antécédents des acheteurs d’armes. Le débat est en tout cas relancé en raison du jeune âge des enfants décédés, des témoignages bouleversants des petit rescapés et de la proximité de Noël.  » Mais il sera encore une fois limité, pronostique Combeau. Il ne s’agit pas d’interdire les armes, mais seulement d’en limiter l’accès ou de mieux contrôler la vente des armes d’occasion.  » Le ministère de la Justice a établi une liste de mesures que pourrait prendre le gouvernement fédéral, avec ou sans l’aval du Congrès. Obama va-t-il s’en inspirer ? La constitution limite sa marge de manoeuvre : en la matière, ce sont les Etats qui, pour l’essentiel, légifèrent. Des Etats soumis à la pression des pro-armes à feu.

OLIVIER ROGEAU

Les fusils d’assaut peuvent à nouveau être achetés en toute légalité sur le territoire américain

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