Un échiquier à taille humaine

Pour certains, le vrai patron à Liège est Willy Demeyer. Pour d’autres, c’est Jean-Claude Marcourt. Aucun des deux n’est le chef suprême. Mais ils contribuent à asseoir l’hégémonie du PS. Autour d’eux gravitent de nombreuses personnalités, politiques et économiques. Derrière eux, le MR réclame sa place.

L’un est le roi, l’autre la reine. Libre à chacun de tenter de mettre un nom sur chaque pièce. Pas seulement pour éviter de blesser leur virilité, mais surtout parce que sur le grand échiquier politique liégeois, bien malin celui qui peut déterminer lequel des deux ténors est plus puissant que l’autre. Jean-Claude Marcourt et Willy Demeyer se partagent la couronne du pouvoir. Partie nulle par mat impossible.

Le ministre wallon de l’Economie tire sa force de son imposant portefeuille. Seul principautaire de l’attelage régional, il est forcément courtisé.  » Il a l’intelligence de bien s’entendre avec tout le monde « , affirme-t-on à son propos.  » Il possède une légitimité patronale, syndicale. Mais pas d’assise électorale suffisante.  » Le dernier verdict des urnes était pourtant honorable (11 995 voix) mais insuffisant pour devenir incontournable.

Le bourgmestre et président de la fédération liégeoise du PS, lui, peut se vanter d’une assise populaire. Surtout locale.  » Tout le monde se demande toujours comment il parvient à faire de bons scores alors qu’il ne prend aucune décision importante. Mais bon, il est très présent sur le terrain « , chuchote un acteur de premier plan.  » Il n’a pas le leadership incontesté. Plutôt le leadership par défaut.  »

Pas de grand manitou

Marcourt-Demeyer, Demeyer-Marcourt. Deux pièces maîtresses. Complémentaires. Liège est un jeu d’échecs grandeur nature, pas un Stratego. Point de maréchal tout-puissant pour diriger les troupes.  » La réalité est beaucoup plus nuancée que l’image qu’on peut s’en faire, estime l’ancienne députée régionale Ecolo Veronica Cremasco. Cela manque de stratégie globale. Il n’y a pas de grand manitou.  »

Par le passé, d’autres ont pu donner l’impression d’endosser ce rôle. André Cools en son temps, Michel Daerden plus récemment. Quoique.  » Il y a toujours eu plusieurs personnalités de premier plan. Contrairement à Charleroi, par exemple, où il y a eu Van Cauwenberghe puis Magnette, estime Jean-Pascal Labille, redevenu patron de la mutualité Solidaris après son passage au gouvernement fédéral. Même à l’époque d’André Cools, il y avait Jean Gol et Jean-Pierre Grafé. Et à l’intérieur du PS, il y avait d’autres noms importants. Dehousse, Daerden, Mathot…  »

La donne actuelle semble toutefois plus ouverte.  » Quelque chose s’est libéré « , dit-on, depuis les ambitions bruxelloises de Didier Reynders et le décès de  » Papa  » Daerden. Le scénario des chiens de faïence ne tient plus. Les règles ont changé.

 » Comme il n’y a plus d’énormes stars populaires, on a le sentiment qu’il y a plus de collaborations entre acteurs politiques et économiques « , considère un mandataire. La Cité ardente, ce réseau : un village où tout le monde se fréquente et coopère. Voire s’apprécie, sans doute plus aujourd’hui qu’hier. La candidature de la Ville à l’Exposition universelle de 2017 semble avoir aidé à resserrer les rangs.

Les armes au vestiaire

 » Désormais, on parvient à laisser ses revolvers au vestiaire quand il s’agit de discuter d’avenir. Même si le vestiaire est bien rempli !  » sourit Francis Gomez, président de la FGTB Liège-Huy-Waremme.  » Certains ne sont pas encore capables de faire fi des inimitiés, nuance Jean-Pascal Labille. Qu’il y ait des avis divergents, ce n’est pas un souci. Cela devient problématique quand ça entraîne une forme de paralysie.  »

Ne vous y trompez pas : Liège n’est pas non plus un jeu de dames, où chaque pion sur le plateau aurait la même valeur. Le  » roi  » et la  » reine  » sont entourés de pièces lourdes et d’autres, plus légères. A commencer par les autres membres du  » Club des Cinq « . Un cercle toujours influent, même s’il ne doit plus contrer le pouvoir de Michel Daerden, comme ce fut longtemps le cas.

Autour des deux monarques, la garde rapprochée se compose de Stéphane Moreau, dirigeant de Nethys (ex-Tecteo) et bourgmestre d’Ans. Le fou. Celui qui se déplace en diagonale. On dit de lui qu’il aurait pu arborer une autre couleur que le rouge, si cela avait servi ses intérêts. Qu’il ne s’embarrasse pas de gants sur le plan social. Qu’il n’est aucunement intéressé par une carrière politique à un échelon supérieur. C’est une autre affaire sur le plan économique, où il incarne le pivot central. Il n’est jamais très loin d’Ecetia, le bras financier des intercommunales, siège comme administrateur de l’IGIL (l’intercommunale qui gère le palais des congrès), de l’IILE (l’intercommunale d’incendie), de la FIL (halles des foires), du holding Meusinvest…

A ses côtés, la tour : André Gilles, une pièce à long rayon d’action, qui représente la Province.  » Laquelle reste importante parce qu’elle est active sur plein de thèmes et qu’elle ne sait pas quoi faire de son argent « , glisse un initié. Et enfin le cavalier : Alain Mathot, bourgmestre de Seraing. Qui poursuit le même objectif que ses camarades mais peut sauter au-dessus des autres pour favoriser le développement de sa commune.

Un club artificiel

 » La réalité du pouvoir est complexe, commente Willy Demeyer. Tous les leviers ne se trouvent pas dans une seule main, ce qui implique que les gens doivent se parler. D’où l’intérêt de rassembler quelqu’un qui connaît bien la région, d’autres qui représentent les principales communes, la Province et les intercommunales. Le  » Club des Cinq  » existe-t-il vraiment ? C’est plus diffus que ce qu’on pourrait penser.  »

 » Ils se voient souvent, font leur truc entre eux. Mais c’est un peu artificiel, ce ne sont pas eux qui font avancer Liège. Leurs décisions n’induisent pas de changements majeurs au sein de l’agglomération « , estime un observateur.  » C’est un groupe qui existe, avance pour sa part Jean-Pascal Labille. Ce n’est pas très sain pour le développement d’une région, car il a été créé à l’exclusion d’autres personnes et d’autres communes. Qui sont pourtant très importantes. Et pas uniquement socialistes.  »

Précisément : de l’autre côté de l’échiquier, un joueur se positionne. Même si le PS  » a une forte volonté de tout concentrer entre ses mains et n’est pas très partageur  » – pour reprendre la description faite par la conseillère communale de l’opposition Christine Defraigne (MR) – les pions bleus commencent à encercler les rouges.

Des communes de la périphérie, dirigées par des libéraux, réclament une meilleure place à la table. Chaudfontaine, Aywaille, Awans, Sprimont…  » Liège a souvent été dominée par le PS, mais la situation a fortement évolué, se réjouit Daniel Bacquelaine, ministre fédéral et président de la fédération provinciale du MR liégeois. Aux dernières élections, nous avons eu cinq sièges, comme le PS. J’ai personnellement réalisé le meilleur score. Nous assistons à un rééquilibrage important.  »

Une armée de pions

Jusqu’à nouvel ordre, les socialistes gardent un avantage sur leurs adversaires libéraux : des pions à tous les postes- clés. Surtout dans le monde économique qui, en bords de Meuse, s’entrelace étroitement avec le politique. Jean-Pascal Labille est président du conseil d’administration de la SRIW (Société régionale d’investissement de Wallonie) ; Renaud Witmeur fut chef de cabinet de Rudy Demotte avant de prendre la tête de la Sogepa (Société publique de gestion et participations) ; Gaëtan Servais, directeur général de Meusinvest, a lui aussi un passé de cabinettard auprès de plusieurs ministres PS ; Jean-Pierre di Bartolomeo, président de la Sowalfin (financement des PME) fut expert auprès du cabinet Marcourt…

On pourrait ajouter le GRE (Groupe de redéploiement économique, piloté par Jean-Luc Pluymers, ancien chef de cabinet de Guy Mathot), le secteur hospitalier (Julien Compère au CHU et Sylvianne Portugaels au CHR de la Citadelle, tous deux des anciens de chez Marcourt), l’aéroport (son CA est toujours dirigé par José Happart et Luc Partoune, le patron, s’est déjà présenté sur des listes PS), le port autonome (présidé par Willy Demeyer, on n’est jamais si bien servi que par soi-même), la FN Herstal avec Jean-Sébastien Belle (encore un ancien poulain de Marcourt), la culture (Serge Rangoni, directeur du Théâtre de Liège, est passé par le cabinet Picqué et fut conseiller communal à Saint-Gilles)…

La toile socialiste est étroitement tissée. Celle du MR est encore en cours d’élaboration. D’autant que si Daniel Bacquelaine fut effectivement la personnalité la plus populaire lors du dernier scrutin, beaucoup affirment à son égard qu’il  » ne s’est jamais vraiment impliqué dans les grands dossiers « , à la différence d’une Christine Defraigne. Dont le poste de présidente du Sénat est certes bien classé dans l’ordre protocolaire, mais pèse peu, politiquement parlant.

Menace sur le flanc gauche

Le parti libéral n’est pas l’unique adversaire du PS. A l’autre bout de l’échiquier, on trouve également le PTB. Raoul Hedebouw et ses acolytes aiment se montrer, lors des manifestations, au premier rang des piquets de grève, à côté des syndicats. Leur influence auprès des militants de base prend de l’ampleur.

Tiraillé sur sa gauche, le PS liégeois est plus que jamais sur ses gardes. Mais son principal ennemi, c’est peut-être finalement lui-même. Sous des apparences pacifiées, les inimitiés bouillonnent. Frédéric Daerden, bourgmestre de Herstal, et Christophe Collignon, échevin à Huy, rongeraient leur frein, déçus de s’être fait devancer à la Région par le Hutois Christophe Lacroix pour le maroquin du Budget. Même s’il se défend de  » réclamer quoi que ce soit « , Jean-Pascal Labille pourrait lorgner sur la présidence de la fédération. Or il n’est pas le meilleur camarade de Stéphane Moreau…

Certaines voix s’élevèrent par ailleurs pour reprocher au duo Demeyer-Marcourt de ne pas avoir suffisamment poussé de représentants principautaires dans l’attelage régional. Le PS assènera-t-il lui-même le coup de grâce à sa branche liégeoise ? Malgré – ou à cause de ? – tous ses ténors, Namur et Charleroi lui dament pour l’instant le pion. Echec et mat ?

Un dossier coordonné par Philippe Berkenbaum, avec Mélanie Geelkens

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