» Un couple en enfer « 

Louis Danvers Journaliste cinéma

Patrice Chéreau signe avec Gabrielle un chef-d’ouvre de huis clos conjugal, aussi cruel que profond et superbe formellement. Isabelle Huppert et Pascal Greggory s’y montrent stupéfiants d’intensité

Quand il a vu la lettre, posée sur l’écritoire, Jean s’est figé. Et, quand il a lu le mot laissé par Gabrielle, le sol s’est ouvert sous ses pieds. Ainsi donc sa femme aimait un autre homme, et s’en était allée le rejoindre, après dix années d’une vie de couple apparemment sans histoire, qui ne laissait rien présager de tel. Meurtri, humilié, dévasté par cette brutale rupture, Jean aura la surprise de voir revenir Gabrielle. Une Gabrielle qui n’a finalement pas pu ou su aller au bout de sa démarche, mais qui n’est pas repentante, qui ne s’excuse de rien. Entre les époux va commencer alors un affrontement intense, douloureux, où tout se révèle et dont rien ne sortira intact. Une épreuve, un déchirement, une remise en cause extrême de tout ce que Jean croyait, de tout ce à quoi son épouse aura donc si longtemps feint de croire…

L’idée de ce huis clos conjugal captivant et cruel, c’est dans une nouvelle de Joseph Conrad que Patrice Chéreau l’a trouvée, une nouvelle lue deux fois en quelques années et dont la seconde exploration lui révéla le formidable potentiel dramatique. L’homme de théâtre et de cinéma français fut  » bouleversé  » par Le Retour,  » par l’extraordinaire description de cet homme dont le monde s’écroule, par l’énigme de ce texte, l’énigme de ses réponses à elle, qui lui dit notamment cette phrase inouïe : « Si j’avais cru que vous m’aimiez, jamais je ne serais revenue… » Nous sommes là dans bien plus qu’une histoire d’adultère, avec cette femme qui part et puis revient, cet homme qui s’effondre mais ne veut pas comprendre, et tout un univers, toute une société avec ses lois et ses règles, qui s’effondre en même temps que lui…  »

Chéreau parle de  » vertige  » en commentant la nouvelle de Conrad (publiée chez Gallimard),  » cette dernière page où c’est l’homme qui s’en va, où la porte se referme comme celle d’un tombeau en le laissant dehors, et cette phrase ultime : « Il ne revint jamais. »  » Pris d’une  » émotion forte « , le cinéaste sut qu’il devait faire un film du Retour,  » sans en calculer les risques, ces risques que l’on découvre six mois plus tard, en pleine écriture du scénario, les mains engluées dans le moteur, en se demandant comment on pourra faire marcher la machine. Ce n’est jamais facile, et c’est là que vous comprenez que cette partie de votre esprit qui croyait déjà voir le film en lisant la nouvelle se trompait de beaucoup…  »

Art total

Les premiers plans de Gabrielle sont tournés dans une gare, où vient d’arriver un train dégorgeant une foule d’ouvriers et quelques bourgeois dont les chapeaux melon jurent un peu au milieu des casquettes. Le cinéphile, se souvenant des origines du cinéma, toutes proches du moment de l’action (située au début du xxe siècle), pourrait y reconnaître comme une citation des deux premiers films de l’histoire du 7e art : L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat et La Sortie des usines Lumière… Patrice Chéreau n’a pas consciemment voulu faire cette référence, mais il l’accueille volontiers tant il est vrai qu’elle est comme une métaphore à la fois du sujet du film et de son propre rapport au cinéma. Chéreau ne fait pas mystère du fait que c’est  » pour s’approcher des corps  » qu’il est devenu réalisateur, lui qui se heurtait sur ce point aux limites du théâtre. Et son nouveau film voit justement les corps, niés au profit du… décor grand bourgeois où se joue le théâtre d’un bonheur conjugal factice, prendre la place qui leur revient au cours du long et terrible dévoilement qu’est la conversation de Jean et Gabrielle au retour de cette dernière.

Très tôt dans le processus de création du film, Patrice Chéreau a décidé d’y appliquer plusieurs principes stylistiques précis, comme le fait de passer plusieurs fois du noir et blanc à la couleur et inversement, d’user d’images ralenties, voire arrêtées, de disposer des cartons écrits commentant l’action ou faisant lire une phrase du dialogue. Ces stratégies formelles, toutes reliées à l’enfance du cinéma et à son essence même, contribuent à la réussite d’un spectacle où Chéreau fait comme rassembler le meilleur de son travail à l’écran mais aussi à la scène (la théâtralité du huis clos, l’utilisation des décors) et à l’opéra (avec les accents lyriques des ponctuations musicales, fruits d’une partition inspirée de Fabio Vacchi). Une sorte d’art total, embrassant de façon saisissante un sujet que l’on pouvait croire usé par tant de textes, de pièces, de films, et que l’on redécouvre tel que jamais nous ne l’avions vu traité.

Admirateur d’Ingmar Bergman et d’August Strindberg, Patrice Chéreau signe sur la guerre des sexes et les déchirements du couple une £uvre aussi profonde que les plus grands films du premier, aussi cruelle que les meilleures pièces du second.

 » Pour les dialogues, explique le réalisateur, il a fallu inventer un « entre-deux » qui ne soit ni la manière dont on parlait au tournant du xixe et du xxe siècle, ni celle dont on parle aujour-d’hui.  » Ce travail, mené en collaboration avec sa coscénariste Anne Louise Trividic, voix féminine complice de ses derniers films, Chéreau s’y est attelé avec  » un sentiment d’urgence, un bonheur étrange pris à partager les problèmes de ce couple comme s’il nous était proche, dans l’universalité des questions qu’il se pose, et ce, tout en s’attachant à une scrupuleuse reconstitution de l’époque, en faisant que les costumes, les rituels soient exacts ». Cruciale, cette reconstitution l’était pour montrer  » comment cette société, avec ses règles, ses habitudes, fonctionnait sans laisser la moindre place au doute « , et pour y constater ensuite les dégâts que le doute, une fois instillé, ne manque pas de produire…

Le film restitue de manière très remarquable cet espace monumental d’une vaste et luxueuse maison peu éclairée (un détail véridique pour l’époque concernée),  » qui prend les allures d’un sépulcre où Jean aurait presque enterré Gabrielle vivante « . Dans cet espace unique, où la caméra de Chéreau trouve pour chaque scène l’angle le plus expressif, le cinéaste fait se mouvoir deux comédiens superbes, qu’il a choisis parce qu’il connaissait leur talent peu banal et voulait  » les surprendre, les bousculer, dérégler notamment cette prodigieuse machine à jouer qu’est Isabelle Huppert « . Si cette dernière est connue pour sa science du jeu comme des éléments techniques (éclairages, objectifs de la caméra), si elle est fameuse pour un sens du contrôle qui a intimidé plus d’un réalisateur, elle s’offre dans Gabrielle avec un abandon qui laisse découvrir d’elle quelques facettes inédites. Pascal Greggory, acteur déjà souvent vu dans les films de Chéreau ( La Reine Margot, Ceux qui m’aiment prendront le train, entre autres), mais jamais encore dans un rôle central, incarne Jean avec une vérité captivante autant que douloureuse.  » Un film est toujours, entre autres, un documentaire sur les comédiens qui le jouent « , commente le cinéaste, visiblement heureux de l’alchimie s’opérant entre ses deux principaux interprètes.  » L’une et l’autre m’ont surpris, m’ont appris sur les personnages des choses qui m’étaient jusque-là restées cachées « , déclare un Chéreau plus que jamais attaché, au cinéma,  » à capter quelque chose de l’ordre de l’insaisissable, du secret des visages et des mouvements ». Gabrielle y parvient de façon bouleversante, et les émotions qu’il donne vivent bien au-delà du générique final, que l’on regarde en silence, marqué par l’intensité d’une expérience comme le cinéma ne nous en donne plus que trop rarement.

Louis Danvers

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