Dans la corbeille d’une Flandre indépendante, la portion belge de la mer du Nord. Et pour les Wallons et Bruxellois, une bataille à engager pour garder un accès au grand large.
Certains en rêvent, d’autres n’en dorment plus. La Belgique s’évapore. Et subit le même sort en mer du Nord. Même si faire passer 54 000 mètres cubes d’eau salée sous pavillon flamand en jetant le fédéral par-dessus bord ne coulera pas de source.
Le droit maritime international se chargera vite de mettre le holà. La Convention des Nations unies de Montego Bay de 1982, qui tient lieu de » Loi fondamentale » des océans, n’attribue pas à la mer territoriale d’un Etat côtier le statut de territoire de cet Etat côtier. Nuance juridique de taille : comment, dans ces conditions, céder un espace marin qui ne vous appartient pas ? Marc Verdussen, constitutionnaliste à l’UCL, prend les paris : » Incorporer la mer territoriale à la Région flamande me paraît juridiquement impossible. » A tout le moins terriblement hasardeux.
La tuyauterie institutionnelle belge a assez prouvé son degré d’ingéniosité et de raffinement. Tout, ou presque, s’envisage ou se négocie sous nos latitudes. Pourquoi pas une régionalisation par appartements, qui viderait la mer du Nord de sa substance fédérale ? L’éolien offshore, l’aménagement de l’espace marin, l’octroi de permis d’environnement ou d’exploitation, quittent le giron fédéral pour rejoindre la pêche et le dragage en mer dans l’escarcelle flamande. Et pour faire bonne figure vis-à-vis de l’extérieur, on laisse flotter le pavillon belge sur une mer du Nord flamandisée de fait. Au passage, la Flandre réalise la bonne affaire : l’éolien off-shore une fois sous sa coupe doperait sa contribution aux objectifs d’énergie verte imposés par l’Europe à la Belgique.
Pas si vite. Le droit maritime, là encore, fixe le cap : » Transférer à la Flandre les droits de souveraineté sur l’espace maritime n’enlèvera pas la responsabilité finale de l’Etat belge au regard du droit international « , objecte Marc Verdussen. Une marée noire, un superpétrolier en feu, une attaque terroriste sur un parc éolien, un afflux incontrôlable de migrants par mer : à tous les coups, ce n’est pas la Région flamande mais l’Etat fédéral qui devra assumer et rendre des comptes devant la communauté internationale.
Et puis régionaliser la mer du Nord, c’est forcément la flamandiser. Quel lot de consolation digne de ce nom offrir aux Bruxellois et aux Wallons ? Les francophones seraient bien sots de mettre un doigt dans l’engrenage, appuie Louis le Hardÿ de Beaulieu, spécialiste en droit maritime à la Fucam (Mons) : » Il est extrêmement important que les Wallons et les Bruxellois prennent conscience que la mer et la politique maritime sont l’affaire de tous : aussi bien de l’Arlonais que du Limbourgeois ou de l’Anversois. » Celui qui préside aussi la Royal Belgian Marine Society invite à dépasser la vision strictement géographique des lieux. La mer du Nord, ce n’est pas qu’une destination de vacances, » ce sont des enjeux économiques considérables, trop souvent insoupçonnés et sous-évalués « . Une seule estimation pour s’en convaincre : 90 % des marchandises qui nous parviennent arrivent par la mer.
A méditer en cas de scénario extrême, si un passage à la vitesse supérieure devait conduire à l’étape ultime, le divorce et le démembrement de la Belgique. Dans la corbeille de l’Etat flamand nouvellement indépendant se glisserait un superbe cadeau de baptême : la portion de mer du Nord gérée par le défunt Etat belge. Impossible de lui contester ce privilège de la proximité géographique : » L’Etat flamand hériterait automatiquement de la souveraineté sur l’espace marin, en tant que territoire riverain « , commente Philippe Vincent, spécialiste du droit de la mer à l’Université de Liège.
Sacrée plus-value sur la carte de visite d’un Etat : » Posséder une façade maritime offre toujours un avantage géostratégique. Quand on sait que 80 % du commerce mondial se fait par cette voie, pouvoir projeter sa puissance en haute mer n’est jamais négligeable « , relève Tanguy Struye de Swielande, spécialiste en géostratégie et géoéconomie à l’UCL. Que du bonheur pour une Flandre indépendante, promue tout à la fois puissance maritime, géant européen de l’éolien off-shore, championne de la production d’électricité verte. Tandis qu’orphelins de la mer, Wallons et Bruxellois n’auraient plus que leurs yeux pour pleurer : d’acteurs de la mer du Nord, les voilà clients captifs de ports maritimes flamands pour leurs exportations.
Droit des Etats enclavés
A ce stade, il y aurait encore un » mais « , une condition imposée par la loi maritime internationale : » le droit des Etats enclavés d’obtenir des facilités d’accès à la mer « , reprend le professeur Louis le Hardÿ de Beaulieu. A l’heure de la séparation des biens, réclamer un » corridor » serait tout, sauf un caprice francophone. C’était le sens de la bouteille à la mer lancée non sans fracas par un des plus hauts magistrats du royaume. Septembre 2011 : alors que l’impasse politique se prolonge et que la Belgique tangue dangereusement, Jean-François Leclercq, procureur général près la Cour de cassation, profite de la rentrée judiciaire pour soumettre publiquement à la réflexion cette perspective détonante : » Avec la mer du Nord comme risque couru de dernière dispute entre certains Belges ? » » A ceux qui rêvent de démembrement de l’Etat belge « , le haut magistrat avertit gentiment : » La communauté internationale n’apprécie pas les conflits sur l’accès à la mer et sur l’accès à un port. Il ne faut pas sous-estimer l’obsession maritime possible d’un Etat enclavé ou d’un Etat désavantagé parce qu’il possède une façade maritime particulièrement étroite. » Avec une pensée appuyée pour le Port autonome de Liège, premier port intérieur belge et troisième port intérieur d’Europe, le magistrat estime ne faire que son devoir de mise en garde.
Ces propos déconcertants sont commentés jusqu’au Parlement où, sur les bancs flamands, on apprécie peu la piqûre de rappel. Fausses alarmes, pures élucubrations : avec quoi ce procureur général vient-il donc ? La libre circulation des biens et des personnes, coulée dans le marbre de l’Union européenne, ne rend-elle pas ce genre de considérations déplacées et parfaitement dérisoires ?
Sauf qu’on n’ose plus jurer de rien. De passage en bord de Meuse, l’ex-président du Conseil européen, le CD&V Herman Van Rompuy, l’a opportunément rappelé face aux députés wallons : » Nous vivons des temps pleins d’incertitudes et d’inquiétudes, des temps de changements rapides et surprenants ; pas uniquement sur le plan socio-économique, mais aussi sur les plans technologique, scientifique, biologique et idéologique. » Paroles de sage. Wallons, Flamands, Bruxellois : tous dans le même bateau. Mais pour combien de temps encore en mer du Nord ?
P. Hx
Régionaliser la mer du Nord, c’est forcément la flamandiser. Quel lot de consolation pour les francophones ?