» Un continent fermé est un continent qui meurt « 

A rebours des tentations de repli en Europe, Catherine Wihtol de Wenden, directrice de recherche au CNRS en France, plaide pour un droit à la mobilité. Facteur non de chaos mais de régulation et de dynamisme pour l’avenir.

Le Vif/L’Express : Vous plaidez pour le  » droit d’immigrer « . Mais les contraintes matérielles qui ont obligé l’Allemagne à renforcer le contrôle de ses frontières, ces derniers jours, ne prouvent-elles pas qu’il s’agit d’une pure utopie ?

Catherine Wihtol de Wenden : Non. L’Allemagne va accueillir 800 000 demandeurs d’asile au cours de l’année 2015. C’est un message fort qui signifie que les autorités allemandes respectent le droit d’asile, une tradition nationale depuis la Loi fondamentale de 1949, mais aussi que la chancelière veut un  » partage du fardeau  » par les autres Etats européens. L’Allemagne avait déjà utilisé ce terme dans les années 1990 lorsqu’elle recevait, après la chute du Mur de Berlin, plus de 400 000 demandeurs d’asile par an. Auparavant, elle avait accueilli les trois quarts des réfugiés du bloc communiste ainsi que des réfugiés kurdes. On peut y voir une forme de justice que la société allemande s’est infligée pour chasser les souvenirs de l’époque nazie. Mais il ne faut pas se tromper. En fermant provisoirement ses frontières, Angela Merkel dit à ses partenaires : vous aussi, vous devez assumer vos responsabilités et nous suivre.

Le caractère désormais massif de l’immigration, conséquence de la mondialisation, ne rend-il pas inéluctable le renforcement des frontières ?

Ce n’est pas un phénomène massif. Seulement 3,2 % de la population mondiale, soit 248 millions de personnes, sont en situation de migration internationale. C’est trois fois moins que le nombre de déplacés au sein même de leur pays d’origine. Les  » déplacés environnementaux  » appartiennent, par exemple, pour l’essentiel à cette catégorie. Par ailleurs, au début du XXe siècle, 5 % de la population mondiale, essentiellement des Européens, étaient des migrants…

Mais c’était un autre contexte, ouvert à la colonisation et à la conquête de terres dites vierges !

Oui. A l’époque, les frontières étaient ouvertes à l’entrée et souvent fermées à la sortie, comme en Russie et en Prusse, où des gouvernements autoritaires considéraient qu’il fallait garder leur population, vue comme un gage de richesse agricole, fiscale, militaire. Aujourd’hui, le système s’est inversé : il est facile – la Corée du Nord mise à part – d’obtenir un passeport, mais le régime des visas rend difficile d’entrer ailleurs. Ce système des visas est à la base d’une des plus grandes inégalités du monde. Un Britannique peut circuler librement dans 64 Etats, un Russe dans 94, un Africain d’un pays pauvre peut tout juste se rendre dans le pays voisin. A l’heure où les rapports des institutions internationales soulignent combien la migration est un facteur essentiel du développement humain, les deux tiers de la planète ne peuvent pas circuler librement, faute de visas. D’où ces images effroyables d’hommes et de femmes prêts à sacrifier leur vie pour traverser la Méditerranée. Ces quinze dernières années, 30 000 d’entre eux sont morts en tentant de le faire. Par ailleurs, comme à l’époque de la prohibition de l’alcool aux Etats-Unis dans les années 1930, on constate que plus on ferme les frontières, plus on crée le trafic. La transgression devient une obsession pour toute une génération de jeunes gens du Sud frappés par un chômage de masse ou la guerre, et qui veulent bâtir un projet et envoyer de l’argent chez eux.

Le droit d’immigrer, plaidez-vous, est un  » droit de l’homme du XXIe siècle « . Qu’est-ce que cela signifie ?

La mondialisation, aujourd’hui, c’est la fluidité. Tout circule, les marchandises, l’information, les capitaux, la culture. Au fond, les frontières n’existent plus que pour les individus. Partout, l’aspiration à la mobilité est très forte, d’où le sentiment qu’on porte atteinte aux droits de l’homme lorsqu’on l’entrave. C’est pourquoi je pense qu’il faut inverser la logique. Le principe devrait être le droit à la mobilité, ce qui obligerait les Etats à motiver leur décision d’imposer un visa.

Pourquoi dites-vous que la politique de l’Union européenne a échoué en la matière ?

Le système de Schengen avec l’ouverture des frontières intérieures est un succès. Ce qui a échoué, c’est la dissuasion. L’idée qu’on peut faire la guerre à l’immigration est une idée fausse. Les facteurs de départ sont structurels ; l’Europe est dépendante de l’immigration pour son marché du travail irrégulier et pour corriger sa pyramide des âges. Un continent qui se ferme est un continent mort, pas seulement sur le plan biologique, mais aussi en termes de dynamisme économique et intellectuel. C’est pour cela que l’Union européenne a rouvert timidement ses frontières aux personnes très qualifiées avec le Livre vert de 2005, puis la Carte bleue de 2009. C’est surtout le Royaume-Uni qui en a tiré bénéfice. Mais tous les pays tentent d’attirer des footballeurs, des créateurs d’entreprise, des informaticiens, des chercheurs…

Mais, depuis 2010, le nombre d’arrivées en Europe de ces talents baisse. Pourquoi n’arrivons-nous pas à attirer l’immigration la plus qualifiée ?

L’Europe est moins attractive que le Canada ou les Etats-Unis. C’est trop compliqué, les procédures sont lourdes, la préférence européenne à l’emploi, depuis 1994, fait du marché du travail un domaine protégé. Dans des pays comme la France, certains emplois sont réservés aux nationaux pour des raisons de sécurité ou de statut. Et la concurrence mondiale s’intensifie : des pays pétroliers à la Russie, chacun tente d’attirer chez lui les compétences dont il a besoin. Dès lors, c’est un paradoxe, la mondialisation encourage la régionalisation des flux migratoires, qu’il s’agisse de l’Europe avec la rive sud de la Méditerranée, de l’Afrique où 1 migrant sur 2 migre à l’intérieur de ce même continent, des pays andins vers le Chili ou le Brésil, des Etats-Unis où 1 migrant sur 2 vient du Mexique ou d’Amérique centrale. En Europe, 40 % de ceux qui circulent légalement sont des Européens.

Que devrait faire l’Europe ?

Les Etats-Unis ont assoupli leur système d’entrée et de séjour pour les plus qualifiés. Le Canada, lui aussi, a facilité le régime des saisonniers. Il faut moins de rigidité.

Généraliser le droit à l’immigration, n’est-ce pas contribuer au pillage des cerveaux du Sud, comme on le craignait déjà il y a trente ans ?

On le dit moins aujourd’hui, parce que les Etats du Sud savent qu’ils ne pourront pas absorber sur leurs marchés du travail tous leurs ressortissants qualifiés. Ils savent aussi qu’en exportant ces derniers, ils s’assurent des transferts de fonds. Le Maroc développe ainsi une véritable stratégie vis-à-vis de sa diaspora, qui permet de garder le lien et de recevoir de l’argent. L’Inde, plus discrètement, fait de même. Par ailleurs, on pourrait répondre à ces pays qu’il leur incombe, s’ils veulent conserver leurs élites, de lutter contre la corruption, le clientélisme, l’arbitraire… Autant de barrières politiques, autant d’entraves pour ceux qui souhaitent entreprendre.

A vous entendre, lever les barrières aux frontières aboutirait à une autorégulation des flux, pas à l’anarchie ?

Je le pense. Seuls les migrants eux-mêmes, pas les Etats, sont capables de maîtriser les migrations. Même si l’Etat a une approche sécuritaire, en réalité, les moteurs de la mobilité sont la volonté individuelle de réaliser son projet et de contribuer au développement. Et lever les barrières profite plus à l’économie que les baisser : toutes les études le montrent.

* Catherine Wihtol de Wenden a écrit Le Droit d’émigrer (CNRS éd.) et a dirigé Migrations en Méditerranée (idem, à paraître le 22 octobre).

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