» Un chantage par la faiblesse « 

La démocratie grecque, Angela Merkel et la crise européenne démystifiées par le grand philosophe allemand Peter Sloterdijk. Décapant.

Le Vif/L’Express : Le non grec au référendum organisé par le gouvernement national, avant l’accord finalement intervenu au niveau européen, était-il une victoire de la démocratie ou du populisme ?

Peter Sloterdijk : Ni populisme ni démocratie en tant que tels. A mon avis, c’est plutôt une victoire d’un dynamisme psycho-politique qu’on ne connaît pas encore suffisamment, même si on a eu des exemples terribles au XXe siècle et qu’on sait qu’il est relativement facile de mettre en colère une nation entière. L’émotion est extrêmement contagieuse, et, pour la décrire, il faudrait plutôt utiliser un vocabulaire venu de l’épidémiologie sociale que de la politique. D’ailleurs, je remarque que le meilleur commentaire sur ce qui se passe en Grèce en ce moment n’est pas dans les éditoriaux, mais se trouve dans les Histoires d’Hérodote, livre VIII, paragraphe 111. Thémistocle présente une demande de contribution en argent à la population de l’île d’Andros. Mais les habitants refusent avec un argument mémorable. Alors que la cité d’Athènes se dit accompagnée par deux grandes divinités, Persuasion et Nécessité, les Andriens répondent qu’Athènes est certes protégée par des divinités favorables qui expliquent leur prospérité, mais qu’eux sont pauvres et sont la patrie de divinités pernicieuses, la Pauvreté et l’Impuissance. Jamais, disent-ils, la puissance d’Athènes ne sera plus forte que leur impuissance. Je crois que toute la situation actuelle est résumée dans ce bref chapitre.

Sauf qu’Athènes serait désormais dans la situation d’Andros…

Oui, Athènes est du côté de ces îliens qui ont forgé une véritable arme en exposant leur pauvreté et leur impuissance. Aujourd’hui, on ne fait plus vraiment de la politique, mais une sorte de chantage par la faiblesse. On se montre faible pour contraindre l’adversaire à céder.

Vous vous offusquez quand on dit que la Grèce est le berceau de la démocratie. Pourquoi ?

Ça m’énerve un peu, parce que la démocratie, telle que nous la connaissons, a toujours été moins liée à la Grèce antique qu’à la tradition romaine, celle de la république. En plus, Athènes, même au sommet de sa splendeur culturelle, était une société esclavagiste. Pour un citoyen libre, il y avait une dizaine d’esclaves. Je crois qu’on fait fausse route en citant trop souvent cette mythologie du berceau de la démocratie. Par ailleurs, je note que les Grecs, s’ils étaient vraiment si fiers de leurs origines antiques, auraient eu quatre siècles pour enseigner la démocratie aux Turcs. Mais ce sont eux qui se sont plutôt ottomanisés. Cela s’exprime dans le fait que l’idée d’Etat telle qu’on la conçoit en Europe – c’est-à-dire la contribution volontaire et involontaire des citoyens – n’est pas vraiment arrivée en Grèce. Pour cette raison, je pense que nos politiciens nous racontent des histoires quand ils feignent de croire que l’Europe dépend vraiment de la Grèce. Il y a un philhellénisme qui remonte au XVIIIe siècle, inventé par les Allemands, les Britanniques et les Français. Byron s’est fait tuer pour ça et notre grand poète Hölderlin a écrit un roman, Hypérion, pour célébrer ses propres idées sur la Grèce. Mais ce sont des fabulations issues des pays nordiques, des projections sur un écran neutre. En 1832, on a même prêté aux Grecs un roi, Othon Ier, issu de la lignée des Wittelsbach de Bavière, pour propulser le processus d’union politique après la guerre d’indépendance…

Que pensez-vous de ceux qui déplorent un retour de l’impérialisme allemand ? L’essayiste français Emmanuel Todd estime ainsi que votre pays est à nouveau dans une logique de puissance…

Il se trompe parfaitement. Il n’y a qu’à voir notre chancelière, la personne la plus inoffensive qu’on ait jamais eue à la tête de notre nation. Angela Merkel est molle, déteste prendre des décisions et aime différer les problèmes en espérant qu’ils vont se résoudre par eux-mêmes. Ce n’est pas vraiment l’attitude de quelqu’un poussé par une volonté de puissance. Au contraire, l’Allemagne craint sa propre force. Emmanuel Todd devrait d’ailleurs être un peu plus cohérent. Ou bien il s’accroche à cette idée intéressante mais fausse de famille souche qui explique que les lois de l’héritage favorisant les premiers-nés seraient la source du malaise allemand. Ou bien il respecte ses recherches démographiques qui constatent que, dans l’Allemagne actuelle, en raison d’une fécondité très faible, il n’y a même plus de deuxième enfant ! Emmanuel Todd renoue avec les pires traditions de l’antigermanisme français sévissant avant août 1914…

Thomas Piketty, lui, a déclaré dans Die Zeit que l’Allemagne n’est pas légitime pour faire la leçon aux autres nations, car elle est  » LE pays à n’avoir jamais remboursé ses dettes « …

Il ne faut pas oublier que ce sont les Alliés qui ont décidé de façon très explicite, après la Seconde Guerre mondiale, de ne pas imposer des contributions de guerre aux perdants, car ils ont retenu les leçons du déferlement de ressentiment en Allemagne après le traité de Versailles. Je ne sais pas pourquoi M. Piketty se plaint de l’absence de paiement allemand, puisqu’il n’y avait pas de demande véritable.

Mais il en appelle justement à aider la Grèce, à l’image de ce qui avait été fait pour l’Allemagne…

Les situations ne sont pas comparables. Surtout, on surestime le rôle du plan Marshall. Ce qui a été décisif dans la reconstruction d’après-guerre, c’est la volonté des gens de sortir de la misère, de faire un travail sérieux et dépolitisé, orienté vers le petit bonheur quotidien. C’est la mentalité allemande de la seconde moitié du XXe siècle. Et aujourd’hui, être contraint d’exercer un pouvoir dont on ne voulait pas nous embarrasse.

Comment expliquer l’inflexibilité allemande sur les questions financières ? Est-ce encore le traumatisme de l’hyperinflation des années 1920 ?

C’est plutôt un mythe, car l’inflation des années 1920 est trop éloignée dans le temps. La clé pour comprendre la position allemande, c’est l’obsession de la stabilité. L’Allemagne est repartie après 1945 sous l’égide du slogan de la CDU :  » Pas d’expérience.  » C’est plus ou moins resté sa ligne générale.

Le bras de fer qui s’est livré entre l’Europe et la Grèce confirme-t-il un retour des nationalismes ?

Cela ressemble à ce qu’on a connu sous le concept de nationalisme, mais je crois que c’est autre chose. En élaborant l’euro, on a trouvé un moyen diabolique pour faire sauter l’harmonie européenne. Parce que, comme dans un mariage non consommé, il y a une mésalliance de départ entre des économies fortes et des faibles. Ce qu’on voit aujourd’hui, c’est que cette monnaie unique est la conséquence d’une volonté politique plus que d’une nécessité économique. Et que cela ne fonctionne plus.

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Thomas Mahler – © Le Point

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