Costa-Gavras signe avec Le Couperet un thriller criminel et social étonnant, produit par les frères Dardenne et joué de façon prodigieuse par José Garcia
Voici quelques années, lors- que leur Rosetta remporta la Palme d’or la plus inattendue de l’histoire du Festival de Cannes, Luc et Jean-Pierre Dardenne qualifièrent leur réalisation de » film de guerre « . Une guerre personnelle, menée par une jeune chômeuse prête à tout ou presque pour avoir un travail. Aujourd’hui, on retrouve les frères liégeois au générique du Couperet, un film de Costa-Gavras dont ils sont coproducteurs et dont on pourrait dire à peu près la même chose. Sinon que le personnage central, au lieu de songer à se suicider, se mue carrément en assassin pour retrouver un emploi…
Si d’aucuns se tuent au travail, Bruno Davert, lui, tue pour pouvoir travailler ! C’est chez l’excellent romancier américain Donald Westlake que Costa-Gavras a trouvé cette idée fulgurante et terrifiante à la fois d’un cadre supérieur au chômage, qui élimine un à un les concurrents potentiels au poste qu’il vise. Adapté au contexte européen, le récit met en scène un ingénieur spécialisé dans la chimie du papier où il s’est imposé comme un des tout meilleurs. Son entreprise ne l’a pas moins mis sur la touche pour cause de redéploiement (un mot poli pour » délocalisation « ), ce qui l’a choqué mais pas abattu. Abattus, ce sont les autres qui le seront, ces spécialistes susceptibles de le devancer dans sa course à un job aussi rare que bien payé, au fil d’une dérive meurtrière que le spectateur est invité à suivre intensément, intimement, dans un film original et prenant qui ne se laisse pas oublier une fois le générique achevé.
Grand amateur des polars entre noir et humour de Westlake, Costa-Gavras s’était enquis rapidement de la possibilité de porter Le Couperet (paru en 2001 chez Rivages/Noir et réédité aujourd’hui avec une image du film en couverture) à l’écran. Les droits étant déjà détenus par un studio américain, il dut attendre que û de manière prévisible û ce dernier recule devant la nature trop subversive du matériau. Avec Jean-Claude Grumberg, le cinéaste français d’origine grecque a mené à bien l’écriture d’un scénario bousculant la chronologie pour mieux tenir le spectateur en haleine. » Il fallait jouer franchement la carte du cinéma de genre, explique Costa, parce que les codes de ce dernier permettent de structurer l’action tout en offrant (paradoxalement) une liberté accrue au metteur en scène quant au propos qu’il veut développer : Le Couperet relève du social-fiction, de la même manière qu’il y a la science-fiction ou la politique-fiction. »
Economie et pathologie
Comme Rosetta et L’Emploi du temps, Le Couperet s’inspire (mais différemment des premiers) d’un constat économique et social pour en explorer les conséquences pathologiques à travers l’expérience extrême d’un être poussé vers une forme de trouble obsessionnel par l’absence ou la perte d’un emploi. » En abordant les choses sous cet angle, poursuit Costa-Gavras, nous pouvons amener le spectateur au c£ur de l’aspect humain que masquent les chiffres, les statistiques. Perdre son emploi, voir menacées sa maison, sa vie de famille surtout, entraînent toujours des effets perturbants sur le caractère et la personnalité de celles et ceux qu’ils touchent. Dans le cas du personnage central du Couperet, cela prend évidemment des dimensions extrêmes, qui accentuent tout à la fois la vigueur du propos et l’implication du spectateur. Dans une fiction comme celle-ci, ma liberté politique est encore plus grande qu’elle ne l’était quand je faisais Z ou L’Aveu, où je me devais bien sûr de respecter des faits précis, des situations décrites par des personnes ayant vraiment existé… »
La flamme de José Garcia
» J’étais prêt, j’avais déjà fait en amont le travail qui pouvait me permettre de tenir un rôle comme celui-là. J’avais appris ce qu’il fallait savoir avant de l’aborder. Encore fallait-il que quelqu’un se décide à m’appeler pour me le proposer… » Les yeux de José Garcia brillent d’une flamme singulière au moment de se remémorer la rencontre avec Costa-Gavras, la proposition que lui fit ce dernier, le frisson qu’il ressentit alors… » C’était magique, se souvient l’acteur, Costa débarquait au moment idéal, avec le projet idéal ! Tout ce que j’avais désiré prenait forme au moment même où je me sentais mûr pour en tirer le meilleur parti ! »
Costa-Gavras avait repéré Garcia depuis longtemps déjà, quand il se livrait, en compagnie d’Antoine de Caunes, à ses hilarantes compositions télévisuelles pour Canal +. » J’avais remarqué que, si son complice jouait û avec talent û le second degré, José, pour sa part, tenait le personnage tout au long des improvisations, sans dévier, avec une honnêteté qui servait l’effet comique de manière plus subtile, et démontrait le potentiel d’un interprète fascinant en devenir. » Pour le réalisateur du Couperet, le choix de Garcia s’imposait d’autant plus qu’aux qualités de comédiens remarquées ailleurs (dans Après vous, de Pierre Salvadori, entre autres) s’ajoutait une immense popularité acquise dans des farces comme Jet Set ou la série de La vérité si je mens. » José bénéficie auprès du public d’un coefficient de sympathie dont j’avais besoin pour le personnage de mon film, explique Costa-Gavras, car même si celui-ci est devenu à sa façon un tueur en série, il faut néanmoins que les spectateurs puissent l’accompagner dans son parcours et en ressentent les ambiguïtés, qu’ils puissent souhaiter paradoxalement qu’il réussisse, tout en mesurant ensuite le malaise que peut et doit susciter ce reste de sympathie face au dilemme moral qui leur est posé… »
Ce personnage » si centré sur lui-même qu’il fallait absolument lui donner une vie intérieure, à nourrir continuellement tout en en montrant le moins possible en surface « , José Garcia le joue de manière extraordinaire, dans une sobriété troublante, pimentée de rares instants de dérapage d’autant plus significatifs qu’ils osent la drôlerie au plus profond de la noirceur. Costa-Gavras dut insister pour que son acteur s’y autorise, Garcia craignant de dévier à cette occasion de la juste ligne. Il a bien fait, tant ces rares moments de comique prennent une dimension terrible, renforçant encore, lorsqu’à peine esquissé le sourire se fige, la teneur dramatique de ce qui nous est conté.
» Je n’ai pas peur de risquer des choses, même si cela signifie que je me plante parfois : c’est comme ça qu’on avance « , commente le formidable interprète du Couperet. Et son metteur en scène de conclure : » J’ai filmé José un peu comme on filmerait un prédateur dans un film animalier, car c’est après tout de cela que parle Le Couperet, d’une société qui nous force à redevenir des prédateurs pour y survivre, comme s’il y avait, au quotidien et sous la surface policée des rapports sociaux, une guerre larvée en train de déteindre sur notre quotidien… »
Louis Danvers
Costa-Gavras amène le spectateur au c£ur de l’aspect humain que masquent les statistiques