Trois petits ovnis et puis s’en va…

Nouvelle salle, spectacle halluciné : avec Rachmaninov Troïka, La Monnaie conclut la saison en secouant sacrément nos habitudes.

« Composer un opéra en un acte, basé sur un poème de Pouchkine  » : telle est la consigne de l’examen final, imposé, au printemps 1892, aux élèves du conservatoire de Moscou. Parmi eux, Sergueï Rachmaninov. Il a 19 ans. Il emballe son travail de fin d’études, Aleko, en 17 jours à peine. Bingo : le jury lui octroie la grande médaille d’or, distinction suprême décernée deux fois avant lui dans l’histoire de cette institution… Après ce coup de maître, le jeune homme s’imposera surtout comme concertiste, symphoniste et l’un des meilleurs pianistes au monde. Il touchera encore à l’opéra, mais du bout des doigts : Skupoj Rytsar (Le Chevalier errant), sur un autre texte de Pouchkine, et Francesca da Rimini, tiré de La Divine Comédie de Dante, sont ses deux seuls autres petits opéras achevés. Trois oeuvres d’un seul acte (et d’une heure) chacune, que La Monnaie, pour clore sa saison, a décidé d’enchaîner bout à bout au Théâtre National. Le tout dans une triple mise en scène confiée à Kirsten Dehlholm, la fondatrice danoise d’Hotel Pro Forma, une compagnie artistique nomade, axée sur le théâtre holistique, les arts visuels et l’architecture.

Ça donne quoi ? Une production terriblement déconcertante, qui doit sérieusement secouer les neurones des vieux fidèles de La Monnaie. La salle, d’abord, dont les gradins offrent une vue vertigineuse sur la scène, où l’orchestre s’étale de toute sa largeur, enflammé par la direction du prodigieux chef russe Mikhail Tatarnikov. Et ce qui s’y passe, ensuite. Pour Aleko, qui raconte un drame d’adultère et de jalousie meurtrière dans un campement tzigane, les concepteurs ont mis le paquet sur l’éclairage psychédélique et les costumes exotiques, servis par l’imaginaire déjanté (entre équations fractales et botanique) de Manon Kündig : pour le choeur et les solistes installés sur les marches d’un escalier monumental, ce sera combinaisons à carreaux fluorescents, perruques mandarine ou turquoise, visages plâtrés de fond de teint jaune Simpson ou vert Shrek. On a beau chercher, mais rien, rien de concevable ne se raccroche à cet univers bariolé, sinon d’improbables Incas, ou des Iroquois, qui se seraient déguisés en clowns pour le fun…

Hagards parmi le public

Ce sont d’ailleurs ces mêmes extraterrestres que Kirsten Dehlholm, par un trait de génie, invite à déambuler parmi le public, à l’entracte. Pieds nus, hagards, dédaigneux, imperturbables, sans un mot pour les spectateurs. Transparents mais pas tant, car la foule n’a d’yeux que pour eux. Quant aux solistes, la plupart russophones, on les retrouve presque tous d’une pièce à l’autre. La deuxième, Skupoj Rytsar, aux personnages exclusivement masculins, décline le thème de l’avarice : un baron pingre veille avec une dévotion panique sur son or, au désespoir de son fils prodigue et obèse. La scène se déploie cette fois devant l’orchestre, dont elle est séparée par un écran translucide géant où défilent les images d’un décor délabré : celui de l’ancien cinéma Marivaux, totalement en ruine et voisin du Théâtre National. Tandis qu’il chante, le père égoïste (Sergei Leiferkus, excellent dans son rôle) est montré simultanément en vidéo, fétichiste de liasses d’euros qu’il contemple, embrasse et caresse langoureusement.

Francesca da Rimini, dernier volet de cette trilogie surréaliste, voit le retour du grand escalier et des choristes, vêtus de noir et blanc, et tous, bizarrement, littéralement  » encadrés  » dans des châssis. L’intrigue se déroule en enfer, où errent à jamais les âmes des amants Francesca et Paolo. Trois histoires de passion humaine ordinaire, en somme, auxquelles le spectateur assiste, impuissant, vissé sur son siège inconfortable et médusé par la musique romantique de Rachmaninov, et son étrange pouvoir de téléportation : mais où, diable, nous a-t-il cette fois propulsés ?

Rachmaninov Troika, de Sergei Rachmaninov, au Théâtre National, jusqu’au 30 juin. www.monnaie.be

Valérie Colin

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