Trois femmes et un taxi
Cinéaste chercheur et conscience de la société israélienne, Amos Gitai, poursuit avec Free Zone sa quête d’un dialogue fragile mais indispensable
Il existe à l’est de la Jordanie une zone franche sans douane ni taxes. On y vient des pays voisins, d’Egypte, de Syrie, d’Irak mais aussi d’Israël, pour y vendre et y acheter des voitures. C’est là qu’Amos Gitai emmène les personnages de son » road movie » au féminin, réunissant une Israélienne, une Américaine et une Palestinienne, dans le taxi de la première vers cette Free Zone qui donne son titre au film.
Le point de départ se situe à Jérusalem, où Rebecca, une jeune Américaine interprétée par Natalie Portman, vient de rompre avec son fiancé. Hanna (que joue Hanna Laslo, prix d’interprétation au Festival de Cannes) conduit le taxi dans lequel elle est venue pleurer ses illusions perdues. La conductrice israélienne doit franchir la frontière jordanienne pour aller régler, dans la free zone, une affaire commerciale. Rebecca lui demande de pouvoir l’accompagner. D’abord réticente, Hanna s’inclinera, et c’est ensemble qu’elles feront la connaissance de Leila (Hiam Abbass), une Palestinienne qui leur annoncera que l’argent dû au mari de Hanna par son patron s’est envolé avec ce dernier…
» Dans une région comme le Proche-Orient, en Israël particulièrement, vous ne pouvez pas être cinéaste sans être citoyen, vous ne pouvez pas être un artiste et ignorer le contexte dans lequel vous créez. Free Zone est le tout premier film tourné par un réalisateur israélien dans un pays arabe. En ce sens, le film est un geste, et le fait que la Jordanie ait donné son autorisation en est un également. Cela signifie que les choses mûrissent petit à petit. Et cela me fournit une bonne raison de continuer à faire du cinéma ! » Amos Gitai est de ces êtres forts, déterminés et simultanément ouverts, qui peuvent espérer faire avancer les choses. Il faisait des études d’architecture, suivant la voie tracée par son père, quand la guerre du Kippour (octobre 1973) a éclaté. Mobilisé, il emporta au combat une petite caméra super-8 avec laquelle il filma durant ses missions en hélicoptère, jusqu’à ce que ce dernier soit abattu par les Syriens. Revenu à la vie civile, c’est vers le cinéma qu’il se tourna dès lors, réalisant une quarantaine de fictions et de documentaires constituant l’ensemble le plus significatif jamais produit par un cinéaste dans la région troublée qui nourrit son £uvre.
» La chute de l’hélicoptère dans lequel, soldat, je me trouvais, la décapitation sous mes yeux du copilote par le missile syrien auraient pu me briser. Mais elles m’ont rendu plus fort, et ont ancré en moi la volonté de témoigner, avec mon expérience et mon regard propres « , explique Gitai. Donnons une chance à la paix, documentaire de 1994, exprime dans son titre une des motivations essentielles d’un réalisateur que l’admirable Kadosh fit découvrir au public international en 1999, et dont le non moins extraordinaire Kippour permit, l’année suivante, de revenir à cette guerre qui fonda sa vocation et sa quête citoyenne. Sa vision d’un dialogue nécessaire et d’une autocritique non moins indispensable est incarnée dans une forme elle aussi tournée vers la recherche, Gitai étant de ces authentiques artistes pour lesquels une idée formulée sans style perd de son essence et de son impact.
Penser à long terme
Free Zone s’ouvre sur un très long plan de Natalie Portman en larmes, une image dont la durée, l’intensité et la révélation patiemment distillée renvoient aux essais les plus personnels de son auteur. Le film adopte ensuite une démarche plus largement accessible, qui en fait un spectacle intéressant, éclairant et aussi divertissant pour un vaste public potentiel. L’humour est bien présent dans ce » road movie » dominé par la prestation mémorable de Hanna Laslo, une comédienne devenue vedette en Israël par ses spectacles à la fois drôles et grinçants. Les échanges verbaux de cette forte nature avec ses partenaires américaine et palestinienne sont souvent percutants, toujours crédibles, et riches de résonances par rapport au conflit du Proche-Orient et au dialogue toujours espéré mais si difficile à mettre en £uvre. » Je serais très heureux si mon film, comme d’autres que j’ai réalisés précédemment, contribuent à humaniser l’image réductrice, manichéenne, que l’on a trop souvent de l’autre dans la région où je vis, commente Amos Gitai. Dans ces lieux pleins d’hostilité, de haine, de frontières physiques, de barbelés, de champs de mines, il nous faut bâtir sans relâche des ponts, même s’ils sont très fragiles, car – restons réalistes – un film n’est qu’un film et ne changera pas la face des choses ! Mais il peut aider à éroder progressivement la vision ultra-simpliste qui prévaut dans un camp comme dans l’autre. »
» Même si les responsables politiques ne le font pas pour leur part, il revient aux artistes de penser à long terme, d’écouter leur vérité intérieure et de fermer leurs oreilles aux réactions épidermiques qui ne manquent pas de survenir. Quand j’ai fait Kadosh, on m’a dit : « » Comment oses-tu critiquer la religion ! ? » »et quand j’ai fait Kippour, on m’a dit : « » Comment oses-tu montrer la guerre sous un jour qui n’est ni fétichisé ni patriotique ! ? » » Mais c’est un hommage à mon pays que je rends, d’une certaine manière, en faisant les films que je fais. En effet, la liberté totale dont je bénéficie pour créer montre que la société israélienne est suffisamment forte pour accueillir des £uvres critiques, en rupture avec la pensée dominante. Je ne suis pas le seul à en réaliser, et le débat suscité par ces regards divergents démontre la santé de notre démocratie. » Amos Gitai trouve les mots justes pour dire qu' » il faut pouvoir vivre avec des conflits sans partir à la guerre chaque fois qu’il s’en produit un nouveau : nous ne devons pas aspirer à être d’accord sur tout, nous ne pouvons guérir d’un coup toutes les blessures, mais nous pouvons apprendre à ne pas toujours considérer la violence comme le premier recours face aux problèmes qui se posent et continueront encore longtemps à se poser « .
Free Zone offre une métaphore palpable aux idées du cinéaste israélien. Remarquablement joué, véridique et donnant à chaque personnage et à chaque lieu l’importance qui lui revient, ce film a le courage de ne pas céder aux facilités d’un discours réducteur, qu’il soit angélique ou, au contraire, belliqueux. Cette honnêteté fondamentale en fait une £uvre à découvrir, à méditer, là-bas comme ici, pour considérer les choses au-delà des clichés partisans.
Louis Danvers
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