» Toutes les vies ont une valeur égale « 

Son bureau d’angle, au sixième étage, offre une vue imprenable sur les nouveaux quartiers high-tech de Seattle, mais la pièce semble minuscule et anodine au regard de l’influence, digne d’un chef d’Etat, qu’exerce celle qui l’occupe. Avec son mari Bill, fondateur de Microsoft, Melinda Gates copréside la plus riche fondation philanthropique privée du monde, forte de 40 milliards de dollars. Elle apparaît pourtant comme une entrepreneuse  » nature « , bosseuse et discrète. L’ex-cadre supérieure de Microsoft est sortie de l’ombre il y a seulement cinq ans pour diriger un staff mondial de 1 400 employés et veiller au bon usage des quelque 3,6 milliards de dollars de dons versés chaque année pour la santé publique dans le tiers-monde et l’aide au développement, ainsi que pour diverses causes sociales aux Etats-Unis. Les 50 millions de dollars offerts par la Fondation, le 10 septembre, pour la lutte contre le virus Ebola s’ajoutent aux 30 milliards déjà distribués pour la lutte antisida, contre la mortalité infantile, pour les vaccinations et, depuis peu, la cause des femmes. Respect !

Le Vif/L’Express : Vous étiez en France cette semaine. Pourquoi ?

Melinda Gates : Bill et moi rencontrons des gouvernements dans le monde entier, ce qui me conduit à me rendre en Europe environ deux fois par an. C’est l’occasion de rappeler au grand public que ce que nous faisons n’a rien de mystérieux : notre conviction est que toutes les vies ont une valeur égale. Voilà pourquoi nous avons, depuis quinze ans, procédé à des investissements afin que des technologies largement répandues dans les pays occidentaux soient disponibles dans ceux en développement. Nos voyages nous permettent de nous informer sur les programmes mis en oeuvre par divers Etats, et aussi de mesurer l’impact des partenariats que nous entretenons avec eux.

Vous travaillez sur la planification familiale en Afrique de l’Ouest. La contraception n’est-elle pas un sujet risqué ?

Pour être franche, j’ai d’abord cherché à déléguer ce dossier, précisément pour cette raison, puis j’ai compris que c’était à moi de m’en charger directement, à cause de son importance capitale. Je vois de mes yeux, chaque fois que je vais sur le terrain, à quel point le contrôle des naissances est une demande vitale de la part de ces femmes, et je ne peux pas, en conscience, leur tourner le dos. Je suis catholique, et ce programme me paraît correspondre à mes valeurs dans la mesure où il contribue à la survie des familles et à leur bien-être. Surtout, nous n’imposons rien, à aucun pays. La planification familiale, pour laquelle nous avons levé plus de 2,6 milliards de dollars, fait l’objet d’un consensus planétaire depuis 2012. Nous avons répondu aux demandes d’Etats concernés, tels le Burkina Faso, le Sénégal et le Niger, car ils proposent des plans efficaces et constituent des exemples influents pour d’autres pays de la région. Je peux vous assurer qu’ils ne manquent pas d’initiatives. Au Niger, notamment, l’Etat a promu l’ouverture d' » écoles de maris « , où l’on explique aux hommes que l’espacement des naissances contribue à la prospérité des leurs. Au Sénégal, c’est le réseau des imams qui a rappelé aux mères ce qu’elles ignoraient souvent : le Coran accepte le planning familial…

Pour autant, la Fondation ne finance pas l’IVG.

Sur ces sujets, il existe, à mon sens, un juste milieu qui permet d’éviter les polémiques et d’aller de l’avant. Voyez l’histoire de la planification familiale : ses principaux revers correspondent à des époques où l’on a fait l’amalgame entre contrôle des naissances et avortement. Mieux vaut séparer ces deux questions, afin d’aboutir à un consensus bénéfique pour le plus grand nombre. Nous nous limitons à cette idée simple : si les femmes de Londres, de Paris et de Boston peuvent obtenir des contraceptifs dans leurs pharmacies, il n’y a aucune raison pour qu’une femme africaine qui le souhaite n’y ait pas droit.

Vingt et un ans se sont écoulés depuis votre premier voyage en Afrique, préalable à l’ouverture de votre première Fondation. Pourquoi étiez-vous sur place ?

Nous faisions du tourisme ! En 1993, Bill et moi réfléchissions déjà au meilleur moyen de redonner un jour au monde les ressources amassées par Microsoft, mais il pensait se consacrer à la philanthropie après l’âge de 60 ans… De plus, cette année-là, nous venions de nous fiancer et nous voulions avant tout faire un beau voyage et voir plein d’animaux dans la savane ! Mais le séjour a pris une tournure différente. Dans le Zaïre d’alors, que nous découvrions de notre Range Rover et de nos campements de grand luxe, la réalité s’étalait sous nos yeux. Au bord de la route, je voyais des femmes marcher pieds nus pendant des kilomètres, une lourde charge sur la tête, un enfant dans le dos et parfois un autre sur le ventre. Je me demandais aussi pourquoi les messieurs, dont l’activité semblait se limiter à fumer des cigarettes, étaient, eux, dotés de sandales… Dans un village voisin, une grande partie des boutiques étaient murées. Il y avait eu une activité économique, qui avait cessé. Là encore, on pouvait se demander pourquoi.

Il y a une certaine candeur dans vos questions…

Vous avez raison. Je revendique la candeur et je crois qu’elle est très présente dans la culture de la Fondation. Sur le terrain, il ne faut pas hésiter à poser, comme dirait Bill, la question qui risque de vous faire passer pour un idiot. Je me souviens d’un de nos voyages en Chine, durant lequel nous allions de maison en maison pour découvrir les raisons mystérieuses de l’inefficacité d’une campagne d’éradication de la tuberculose. Je revois encore les experts lever les yeux au ciel quand j’ai demandé à l’une des villageoises de me montrer ses médicaments. Grâce à cela, pourtant, nous avons découvert que la majorité des pilules distribuées par les autorités pour cette campagne étaient des placebos.

Vous venez l’un et l’autre du monde du business. Cela influence-t-il la marche de la Fondation ?

Bill et moi, quand nous vendions des logiciels, n’aurions pas pu travailler sans disposer de données statistiques. Dans la philanthropie aussi, il nous paraît indispensable de mesurer les effets de nos investissements. Nous ne nous serions pas engagés dans le programme de vaccination Gavi (1) sans avoir l’assurance que nous pourrions en contrôler l’efficacité cinq ans plus tard. Le second emprunt au business, c’est la foi dans le pouvoir de l’innovation, en particulier biotechnologique. La stratégie de la Fondation consiste à aider les entreprises en prenant en charge une partie des coûts : notre but est de donner un coup de pouce au capitalisme afin qu’une entreprise s’intéresse au développement futur d’un vaccin abordable. En attendant, nous nous chargeons de distribuer des moustiquaires dans le monde entier. Les traitements classiques ont d’ores et déjà fait des progrès énormes : une crise qui vous valait un mois d’hôpital il y a dix ans peut désormais être soignée en quelques jours. Et ces progrès-là atteignent enfin le tiers-monde.

Vous êtes issus de la high-tech, mais les innovations préconisées à la Fondation sont souvent très peu technologiques.

La haute technologie n’est pas une panacée. Certes, la chute spectaculaire de la mortalité infantile s’explique surtout par les progrès de la biotechnologie et la vaccination des enfants avant l’âge de 5 ans. Mais 4 décès d’enfants sur 10, soit 6 millions de cas par an, ont toujours lieu dans les 30 premiers jours suivant la naissance – c’est une période critique où, même disponibles, peu de vaccins seraient efficaces. Les solutions reposent sur des changements de comportements qui dérogent aux traditions. L’une de nos campagnes les plus prometteuses consiste à promouvoir la  » méthode kangourou « , le contact  » peau à peau  » immédiat de la mère et du nouveau-né, et l’allaitement constant et exclusif. Cela ne nécessite qu’un morceau de tissu pour tenir l’enfant, mais les effets sont spectaculaires, surtout dans des pays où l’on manque de couveuses.

Comment travaillez-vous avec Bill ?

Il est depuis toujours la première personne à qui je raconte mes visites sur le terrain. Même quand il dirigeait encore Microsoft, il savait écouter. Je lui fais part de mes impressions, de mes questions, de mes idées, et il s’immerge dans une documentation colossale sur chaque sujet. Nous discutons ensuite des personnes, des experts à contacter pour en savoir encore plus et prendre ensemble nos décisions.

Quel est votre rapport au monde politique ?

Alors que les gouvernements changent au gré des élections, Bill et moi avons la chance de pouvoir travailler sur le long terme. J’espère occuper la même fonction dans trente ans. Nous restons hors des contingences politiques et partisanes, car nous voulons obtenir des résultats en entretenant les meilleures relations avec les dirigeants en place à un moment donné. Avec eux, nous nous entendons sur des valeurs universelles – la santé, la survie des enfants et de leurs familles -, quitte à avoir parfois des désaccords sur des questions marginales.

Vous prônez la justice sociale. Est-ce facile pour un couple de multimilliardaires ?

Nous naissons tous égaux, mais le monde ne nous traite pas également. Les ressources ne sont pas réparties équitablement. D’où notre ambition de stimuler l’innovation et de la rendre accessible sur la planète, et aussi de fournir des bases d’infrastructures nécessaires à tout progrès économique et social. Je ne veux pas que mes trois enfants vivent, aux Etats-Unis, dans une société injuste. Or l’une des clés de la justice sociale est l’accès à l’enseignement. Notre conviction est que tout enfant a droit à de bons enseignants. L’éducation est un grand égalisateur social et un facteur-clé de la démocratie. Vu les carences de l’enseignement public aux Etats-Unis, nous avons investi des milliards dans les écoles.

Appartenir au 1 % des citoyens les plus riches, cela donne-t-il des responsabilités particulières ?

Avec (le financier) Warren Buffett, nous avons lancé le  » Giving Pledge  » (Promesse de don), grâce auquel nombre de multimilliardaires s’engagent à donner la moitié de leur fortune de leur vivant ou à leur mort pour le bien de la société, plutôt que de transmettre cet argent à leurs descendants. Warren, comme nous, pense que nous avons pu réussir et devenir riches parce que nous avons la chance de vivre dans un pays doté d’infrastructures de qualité, d’un système éducatif, de routes correctes… Il dit souvent que s’il était né en Tanzanie il serait, au mieux, devenu agriculteur… Il appartient aux milliardaires, mais aussi aux millionnaires, ou à ceux qui gagnent plus de 200 000 dollars par an, de donner l’exemple en offrant quelque chose en retour : leur temps, leur énergie ou leur argent.

Une nouvelle caste de capitalistes philanthropes ?

En cinq ans, nous avons rallié 127 milliardaires. La plupart sont de grands patrons qui ont créé ces fortunes au cours de leur carrière. Il ne leur est pas toujours facile de réorienter du jour au lendemain, vers la philanthropie, l’énergie et le talent qu’ils ont déployés dans leur business. Mais beaucoup d’entre eux se sont pris au jeu : ils échangent des informations, des idées, des conseils…

Comment l’action de la Fondation a-t-elle évolué au fil des ans ?

Dès le départ, elle a affirmé son orientation technique et scientifique. Mais je suis fière des efforts que nous déployons aujourd’hui pour rendre ces innovations plus accessibles. Par la logistique, bien sûr, mais aussi en prenant en compte le facteur humain. J’attends beaucoup de notre action auprès des femmes et des jeunes filles. Dans les pays en voie de développement, ce sont elles qui emmènent les enfants se faire soigner, qui se préoccupent de leur nourriture, du budget familial… Elles sont les agents du changement : si elles reçoivent de l’argent, il servira avant tout à leur foyer. Donnez-leur une éducation et elles feront tout pour que leurs filles accèdent à l’école et progressent à leur tour.

(1) Global Alliance for Vaccines and Immunizations.

Propos recueillis par Philippe Coste — Photo : Tim Matsui pour Le Vif/L’Express

 » Si les femmes de Paris ou de Boston peuvent obtenir des contraceptifs, il n’y a aucune raison pour qu’une femme africaine n’y ait pas droit  »

 » Bill et moi avons la chance de pouvoir travailler sur le long terme. J’espère occuper la même fonction dans trente ans  »

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire