Retiré des affaires internationales ? Pas vraiment. A 81 ans, Michel Camdessus reprend la parole en publiant un livre de Mémoires (La scène de ce drame est le monde, Les Arènes) dans lequel il aborde les grands sujets qui ont occupé, pendant treize ans, son mandat de directeur général du Fonds monétaire international. C’est dire s’il a vécu des crises, rencontré des chefs d’Etat et dû traiter des situations d’urgence. Durant cette longue expérience, il a reçu d’étonnantes confidences, qui nous éclairent sur le premier cercle de la scène mondiale et nous font pénétrer dans les coulisses des tractations financières qui visent à éviter les grandes catastrophes. Pour Le Vif/L’Express, ce libéral humaniste aborde les effets pervers de la crise actuelle, les limites de l’action internationale et les réformes qu’il faudrait réaliser pour envisager un monde plus stable.
Le Vif/L’Express : Vous avez vécu des secousses financières majeures, avez-vous l’impression qu’on en a tiré les leçons qui s’imposaient ?
– Michel Camdessus : Comme j’aimerais donner une réponse positive ! Après treize années passées à la tête du Fonds monétaire international (FMI), ma première observation est que nous détestons la réforme ; les crises souvent nous ouvrent les yeux et nous en font accepter le principe. Malheureusement, si, pendant les troubles, nous adoptons certaines mesures, nous relâchons l’effort dès que la situation s’améliore un tant soit peu. La crise s’achève alors sans que les changements dont elle aurait pu être l’occasion aient été adoptés. C’est ainsi que toute crise est grosse de la suivante. On peut, hélas, le comprendre. Les réformes passent souvent par de douloureuses remises en question. Les gouvernements hésitent à ajouter celles-ci aux destructions dont la crise s’accompagne. Ils pensent ainsi, non sans quelque démagogie, éviter l’insupportable. En 2007-2008, des décisions importantes ont été vite adoptées par le G 20. Il a décidé de brûler ce qu’il avait adoré et de faire voler en éclats les tabous. Tandis qu’on s’en tenait jusque-là au slogan de Margaret Thatcher » Never lecture the bankers » ( » Ne faites pas la leçon aux banquiers « , sous-entendu » ils savent mieux que les gouvernements ce qu’il faut faire « ), on a vu le G 20 proclamer alors qu’aucun secteur de la finance mondiale ne devait échapper à une forme de contrôle. Une puissante volonté de coopération s’est manifestée dans un programme commun de réformes sans précédent. Après quoi, dès que le scénario de l’épouvante a semblé s’éloigner, on a vu des diables surgir dans les détails, des projets et des chocs culturels apparaître. Le sens de l’urgence s’est estompé et la réforme traîne, comme prise dans des sargasses et la tentation du » business as usual « .
Ne reste-t-il rien de cet élan ?
– Je n’irai pas jusque-là. La transparence progresse. Le secret bancaire devient l’exception là où il était la règle, les pratiques nuisibles des centres offshore sont révélées au grand jour et traquées par l’OCDE, l’évasion fiscale devient plus risquée, la réforme des institutions financières internationales est amorcée. Cela dit, on est loin du compte. La réforme du G 20 lui-même tarde à venir ; son autorité est légitime, certes, pour ses pays fondateurs, mais guère pour le reste du monde.
L’Europe a-t-elle avancé davantage que le reste du monde ?
– Elle a accompli un remarquable effort en créant notamment l’Europe bancaire : c’est un ensemble d’institutions de surveillance sous l’égide de la Banque centrale européenne (BCE). Retenons aussi que l’euro a tenu bon. Comme l’ensemble des marchés de change, depuis 2007, il n’a pas été ébranlé par la tourmente.
L’Europe s’est tout de même fortement divisée au sujet de l’euro…
– Il est vrai que l’Union souffre congénitalement de l’asymétrie entre une souveraineté monétaire entre les mains de la BCE et les compétences budgétaires nationales qui restent dévolues aux 18 gouvernements de la zone euro. Cette question devra faire l’objet d’une réponse.
En attendant, les tensions au sein de l’Europe se focalisent sur l’euro lui-même, monnaie constamment critiquée…
– Beaucoup se plaignent du taux de l’euro par rapport au dollar, mais quelle est la monnaie qui mérite le plus de critiques, l’euro ou le dollar, qui, pendant plusieurs années, a contribué, à bouche que veux-tu, à cette » exubérance irrationnelle » d’où la crise a surgi ? Et que dire du renminbi des Chinois ? En réalité, en Europe, le débat le plus sérieux porte moins sur le statut constitutionnel de l’euro que sur l’impuissance de l’Union à faciliter le financement des investissements. Je ne comprends toujours pas pourquoi la Banque européenne d’investissement (BEI), formidable institution plus puissante que la Banque mondiale, ne joue pas un rôle beaucoup plus important, alors qu’il existe un besoin massif de financement d’infrastructures. Elle pourrait financer de façon plus ambitieuse des programmes de grands travaux, susceptibles d’exercer un effet direct sur la reprise de l’activité économique. Il est grand temps.
Le niveau d’endettement des Etats n’explique-t-il pas cette prudence ?
– Le sujet le plus difficile porte effectivement sur le rythme auquel nous devons ralentir le processus d’endettement collectif et la vitesse à laquelle nous conduisons la réduction des déficits. Tout le monde est d’accord pour que l’on cesse de trop s’endetter, et l’on conteste de moins en moins la règle d’or des finances publiques : l’équilibre entre les recettes et les dépenses ordinaires budgétaires.
Le FMI est également sur la sellette. On lui reproche sa raideur, ses recettes libérales et le peu de cas qu’il fait des peuples. Que répondez-vous ?
– Le FMI est le bouc émissaire par excellence : en cas de crise, c’est auprès de lui qu’on va chercher l’argent que l’on ne trouve nulle part ailleurs. Ses statuts – et le bon sens – exigent qu’il assortisse ses prêts de la demande de mesures d’assainissement indispensables pour que le pays se redresse. Or, quand un gouvernement se trouve dans cette impasse, sa tentation est de dire à son opinion publique : » Ce n’est pas moi qui veux ces contraintes, c’est le FMI ! » Amener les gouvernements à assumer leur politique est une des tâches du FMI. Ce n’est pas facile.
Le FMI peut-il suivre la croissance de l’économie mondiale ? Face aux réserves de change gigantesques d’un pays comme la Chine, le Fonds ne perd-il pas de sa puissance ?
– Au cours des travaux préparatoires à la création du FMI, cette question avait été posée. Il fut admis que la taille du Fonds devait suivre la croissance de l’économie mondiale. Ce principe n’a jamais été pleinement respecté, même si ses ressources ont été augmentées, en général à l’occasion de crises. En de telles circonstances, même le Congrès américain – généralement réticent – en reconnaît la nécessité. Ce n’est pas toujours le cas. Il y a trois ans, le G 20 a décidé d’une augmentation qui n’a toujours pas été ratifiée par le Congrès. Ce système reste donc très insatisfaisant.
S’il fallait changer une chose au FMI, quelle serait la priorité ?
– Le monde se fait un. Ses principaux problèmes économiques sont de portée mondiale ; il nous faut donc une instance de gouvernance reconnue comme universellement légitime. Il y a là une des graves faiblesses du système actuel : la légitimité du G 20, qui s’est instauré comme une instance suprême, n’excède pas le périmètre de ses 20 membres, alors que le monde a plus de 190 pays. Nous avons besoin d’une structure de régulation qui ne se contente pas de fournir des orientations générales ou des codes de bonne conduite ; des règles d’application générale sont nécessaires ; pour qu’elles puissent être adoptées, la composition du G 20 devrait être modifiée sur la base d’un système de groupements régionaux assurant la représentation de tous les pays et leur participation à tour de rôle aux travaux de cette instance, comme c’est déjà le cas au niveau des conseils d’administration de la Banque mondiale et du Fonds. Je souhaiterais aussi que le niveau des liquidités mondiales fasse l’objet d’un contrôle collectif plus étroit. L’idéal, pour finir, serait qu’il n’y ait pas de droit de veto dans cette instance, pas plus qu’il ne devrait y en avoir un, de nos jours, au Conseil de sécurité de l’ONU. Il appartient aux grandes puissances de montrer qu’elles sont capables de substituer une recherche patiente de consensus à ce droit qui est un archaïsme paralysant.
Comment le catholique engagé que vous êtes a-t-il concilié le message des Evangiles, très hostile au monde de l’argent, et son métier de grand argentier mondial ?
– Je ne dirais pas que les Evangiles sont » très hostiles au monde de l’argent « . Ils sont plutôt très exigeants. Ce que Jésus demande, c’est que l’argent soit utilisé pour le bien du plus grand nombre – avec une » option préférentielle pour les pauvres » -, et non pour le seul enrichissement de quelques-uns. Je n’ai donc pas connu dans mes fonctions le conflit intérieur que vous évoquez. Le seul mobile que peut avoir un fonctionnaire public est de servir le bien commun de son mieux, même dans des circonstances très confuses. Parmi les fonctions du FMI, il y en a une qui me semble particulièrement importante : donner confiance au monde ; j’ai essayé d’y travailler chaque jour et de garder toujours à l’esprit ce seul devoir que la Déclaration universelle des droits de l’homme assigne à tous les hommes : agir en toutes choses » dans un esprit de fraternité « . C’est aussi le commandement primordial des Evangiles.
Propos recueillis par Christian Makarian et Tristan Lebleu
» Les gens qui réclament une dévaluation oublient que le remboursement de la dette reviendrait bien plus cher si l’euro était plus faible »
» La légitimité du G 20 n’excède pas le périmètre de ses 20 membres, alors que le monde a plus de 190 pays »