Tout, tout, tout Tintin

La semaine prochaine paraîtra le premier volume d’une monumentale édition des oeuvres complètes d’Hergé. L’occasion de découvrir – et dans Le Vif/L’Express en exclusivité – des séquences inédites en album.

Commençons par une petite devinette : dans quel album de Tintin voit-on le fidèle Nestor lire les Pensées de Pascal ? Vous ne voyez pas ? Réponse : au tout début de Coke en stock. Pourtant, même si vous avez usé votre album jusqu’à la trame à force de relectures, vous n’avez jamais vu cette case. Parue dans le journal Tintin du 31 octobre 1956, elle n’a en effet pas été reprise dans la version que nous connaissons tous. Bonne nouvelle, vous allez enfin pouvoir apercevoir le majordome du capitaine Haddock plongé dans la lecture du philosophe de Port-Royal : Casterman et les éditions Moulinsart entament en effet l’édition intégrale des albums d’Hergé en fac-similés, tels qu’ils sont parus dans la presse à l’époque. Une entreprise éditoriale monumentale : 12 luxueux volumes de 500 pages, à raison de deux par an, jusqu’en 2021. Les tintinophiles les ont déjà surnommés les  » Pléiade Tintin « . Le premier volume, dont Le Vif/L’Express propose aujourd’hui en avant-première des inédits, paraît la semaine prochaine.

 » Pour beaucoup, ce sera l’occasion de redécouvrir les aventures de Tintin dans la fraîcheur de leur apparition, avant que l’oeuvre ne soit domestiquée en album, explique Benoît Peeters, l’un des concepteurs de ce Feuilleton Tintin. Hergé était avant tout un homme de presse, un feuilletoniste. Il a longtemps créé ses histoires au jour le jour, dans l’urgence, parfois avec une page d’avance seulement sur la parution dans Le Petit Vingtième.  » Conséquence : au moment du passage en album, le très perfectionniste Hergé modifiait cases, cadrages et séquences.

Le Feuilleton Tintin permettra donc de lire les aventures du héros à la houppette, mais aussi celles de Jo, Zette et Jocko ou de Quick et Flupke, dans leur version originale. Avec leur lot de surprises. Prenons le volume 11, qui sort le 4 novembre (les éditeurs ont décidé de publier la série dans un ordre aléatoire) : le diptyque lunaire – Objectif Lune et On a marché sur la Lune – est parfois assez différent de ce que nous avons lu en albums. Une séquence montre par exemple Milou tombant par un hublot de la fusée dans l’espace ! La scène où les moustaches et les cheveux des Dupondt poussent de plusieurs mètres est deux fois plus longue que dans l’album. Sans compter le char lunaire, qui est jaune et non bleu. Autre surprise : dans L’Affaire Tournesol, Tintin est quasi roux, loin de sa blondeur canonique.

D’autres changements seront plus  » politiques « . Ne voulant pas subir à nouveau les accusations de racisme essuyées après Tintin au Congo, Hergé modifiera discrètement les textes des esclaves noirs de Coke en stock. Là où l’un d’eux disait à Haddock :  » Toi pas fâché, missié… Nous croire toi méchant Blanc… « , la version finale deviendra :  » Faut pas te fâcher… On a été enfermés ici par des méchants Blancs… On croyait que tu étais avec eux…  »

 » Le Feuilleton Tintin rassemble aussi toutes les publicités et couvertures qu’Hergé a publiées dans la presse parallèlement à ses albums, précise Benoît Mouchart, directeur éditorial de Casterman. Il y aura ainsi des centaines de Unes du Petit Vingtième, presque toujours des chefs-d’oeuvre graphiques.  » On pourra s’en rendre compte dès la parution du deuxième volume, en mars 2016, qui reprendra notamment L’Oreille cassée. On mesurera alors combien le maître de la ligne claire fut un rédacteur en chef esthète du très bien-pensant Petit Vingtième dans les années 1930.

Et puis, comme toujours avec le père de Tintin, l’oeuvre et la vie sont inextricablement mêlées. En creux, ce Feuilleton permet de plonger dans les arcanes de la personnalité torturée du plus célèbre Bruxellois du XXe siècle. On découvre ainsi, grâce aux textes passionnants qui agrémentent ce premier volume, que la parution d’On a marché sur la Lune s’est brutalement interrompue au beau milieu de l’histoire, le 7 septembre 1950. Les lecteurs de l’hebdomadaire Tintin devront attendre le 9 avril 1952 pour retrouver la mythique fusée à damier rouge et blanc… Pourquoi ce trou noir de dix-huit mois ? Hergé est victime de l’une de ces dépressions qui l’affligent depuis la fin de la guerre, période où il fut brièvement inquiété pour avoir publié les aventures de Tintin dans le quotidien Le Soir, contrôlé par les Allemands. Surmené, il est parti se réfugier en Suisse. Dans une lettre, il dit ne plus supporter  » la rotative avec sa gueule béante, avide de papier à imprimer  » qui attend sa livraison hebdomadaire…

Des collaborateurs  » secrets  »

Le salut viendra en partie des Studios Hergé, qu’il crée en 1950. Des collaborateurs de talent – Bob de Moor, Albert Weinberg – l’aident à dessiner les décors très techniques des albums lunaires. Plus secrètement, des amis fournissent à Hergé des séquences de scénarios ou des idées de gags. Ils seront dûment rémunérés pour ce travail. Le sujet fut longtemps tabou, mais depuis la parution du livre A l’ombre de la ligne claire, signé Benoît Mouchart, on en sait plus sur la contribution exacte de ces  » apporteurs d’idées  » au diptyque lunaire ou à Tintin au Tibet.

Le travail en équipe aux Studios aura aussi une conséquence inattendue dans la vie d’Hergé : c’est là qu’il va rencontrer une ravissante coloriste, embauchée en 1955. Vlamynck a vingt-sept ans de moins que lui, mais, très vite, ils prennent l’habitude de rester les derniers, le soir, à leurs tables à dessin. Une idylle naît bientôt. Hergé divorcera douloureusement de sa première épouse pour convoler en justes noces avec la jeune femme.

Soixante ans plus tard, Fanny, 81 ans, n’est pas étrangère à la parution du Feuilleton Tintin. Légataire universelle d’Hergé, elle est en effet très impliquée dans les éditions Moulinsart, coéditrices de cette monumentale entreprise. A son côté, elle peut compter sur son deuxième époux, Nick Rodwell, de dix-huit ans son cadet. Ce Britannique imprévisible a parfois mauvaise presse dans les milieux tintinophiles, lesquels l’accusent d’un contrôle trop strict de l’image de Tintin. L’honnêteté oblige pourtant à dire que les productions Moulinsart – livres, produits dérivés ou musée – brillent toutes par leur indéniable réalisation haut de gamme.

Le Feuilleton Tintin n’échappe pas à la règle. Il faut dire que l’enjeu était de taille pour Casterman, fidèle éditeur d’Hergé depuis la publication des Cigares du pharaon, en 1934. A plusieurs reprises, ces dernières années, Nick Rodwell avait publiquement laissé filtrer son agacement à l’endroit de la maison d’édition, par exemple à propos d’éditions chinoises des aventures du héros à la houppette. Depuis, grâce à des rééditions soignées des 7 Boules de cristal et du Temple du Soleil, leurs relations s’étaient réchauffées. Mais, si Tintin venait à quitter Casterman, ce serait une véritable catastrophe industrielle pour l’éditeur.

Or, selon nos informations, Nick Rodwell a eu de discrets contacts avec un tycoon mondial de l’édition, Benedikt Taschen, connu pour ses ouvrages d’art et de photographies XXL, qui lui a proposé de publier les aventures de Tintin sous pavillon Taschen. Dans une édition monumentale – sa marque de fabrique. Un tel  » transfert  » serait un véritable coup de tonnerre (de Brest). Cette offre alléchante a rappelé à Nick Rodwell un vieux projet que lui avait suggéré, quelques années auparavant, Benoît Peeters : publier une sorte de  » Pléiade Tintin « . C’est ici qu’entre en scène un personnage qui va jouer un rôle déterminant dans cette aventure : Antoine Gallimard. Patron de la maison qui porte son nom – et accessoirement de la Bibliothèque de la Pléiade… -, il est devenu, par le jeu de rachats capitalistiques en poupées russes, propriétaire de Casterman, en 2012, et dont il va mettre tout le poids symbolique au service du héros d’Hergé.

Cette entreprise de séduction a culminé lors d’un petit cocktail rassemblant des happy few au siège de la maison Gallimard, le 14 septembre dernier. Pour l’occasion, l’éditeur de Proust et de Céline avait agrémenté les salons de l’hôtel particulier de la rue Gaston-Gallimard, en plein Saint-Germain- des-Prés, de grands panneaux représentant les Dupondt, Haddock, Tintin et Milou… Ce jour-là, le  » château de Gallimard  » accueillait en grande pompe l’équipe de Moulinsart.

De mémoire de  » gallimardien « , on avait rarement entendu  » Antoine  » prononcer un si long discours. Rappelant qu’un autre célèbre héros belge, Maigret, né deux ans après Tintin, en 1931, était publié de longue date par la maison, l’éditeur a dit sa fierté de voir cette  » Pléiade Tintin  » publiée par son groupe. Clin d’oeil subliminal, la couverture crème du Feuilleton rappelle la célèbre collection Blanche de Gallimard.  » Hergé a beaucoup d’amis dans cette maison « , a conclu  » Antoine « , se tournant ostensiblement vers Nick Rodwell.  » Nous sommes à 110 % avec vous !  » a répondu tout sourire ce dernier. L’axe Gallimard-Moulinsart était officialisé dans les bulles de champagne – à défaut de Loch Lomond, le whisky préféré de qui l’on sait. La fusée Feuilleton pouvait alors décoller.

Le Feuilleton Tintin, par Hergé. La série commence par le volume 11 (1950-1958) : les albums Objectif Lune, On a marché sur la Lune, L’Affaire Tournesol, Coke en stock, La Vallée des cobras. Textes de Jean-Marie Embs, Philippe Mellot et Benoît Peeters, Gallimard, 466 p. Les 11 autres volumes devraient sortir au rythme de deux par an, jusqu’en 2021, dans un ordre chronologique .

Par Jérôme Dupuis

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