…Olivier Nakache et Eric Toledano ont enfin osé le lui demander. C’était leur rêve : dialoguer avec le cinéaste new-yorkais. Coup de chance, il était à Paris pour promouvoir Magic in the Moonlight quand les deux Français préparaient la sortie de Samba.
Ils sont arrivés avec une heure d’avance. Non qu’ils se soient trompés sur l’horaire, mais Eric Toledano et Olivier Nakache n’auraient raté pour rien au monde ce rendez-vous avec Woody Allen. Pour les auteurs de Samba, le réalisateur new-yorkais, en France pour la promotion de Magic in the Moonlight, représente la référence absolue dès lors qu’il s’agit de mêler humour, cinéma et sens de la vie. Quand la rencontre a été confirmée, les deux Français se sont appliqués à revoir les films de l’Américain. On ne peut en dire autant de Woody Allen, qui n’a même pas vu Intouchables… Mais la réputation de ces deux golden boys malgré eux est parvenue à ses oreilles et a titillé sa curiosité. Quand l’auteur de Manhattan entre dans le bar du palace parisien, Eric Toledano et Olivier Nakache ne se mettent pas au garde-à-vous, mais presque. Le sourire bienveillant et le regard malicieux de leur aîné brisent immédiatement la glace.
Eric Toledano : Vous avez réalisé 48 films tout seul et vous avez l’air en forme. On en a mis en scène cinq à deux et on est crevés. Prenez-vous des trucs interdits ? Suivez-vous un régime alimentaire particulier ?
Woody Allen : Un film par an, ce n’est pas excessif. Ce qui prend du temps, pour la plupart des metteurs en scène, c’est de trouver de l’argent. Ils écrivent un film, vont déjeuner avec des stars, et avec les patrons des studios qui disent oui, puis qui disent non… Et, deux ans après, ils tournent. Moi, je reste toujours dans un budget restreint, avec un temps de tournage assez court, environ sept semaines.
E. T. : Mais l’inspiration, vous la trouvez où ?
W. A. : J’aime écrire. C’est ma passion. Si je ne réalisais pas de films, j’écrirais quand même. Et puis je lis beaucoup d’articles de presse et de livres. Parfois, l’idée me vient en marchant dans la rue, en observant les gens. Dès que j’en tiens une, je la note et je la mets dans un tiroir. Le plus dur pour un film, c’est de trouver une idée. Moi, j’ouvre mon tiroir.
Olivier Nakache : On pourrait y jeter un coup d’oeil, juste une heure ?
W. A. : Il y a également beaucoup de mauvaises idées dans ce tiroir !
E. T. : Nous, on doit se mettre d’accord avant de partir sur une idée. Alors, avant qu’elle plaise aux deux, on en jette beaucoup.
W. A. : Je suis fasciné par les duos de réalisateurs, comme les frères Coen, par exemple. Je n’ai jamais vraiment compris comment ça pouvait fonctionner. Qui fait quoi ? Qui dirige les comédiens ? Qui regarde dans l’objectif ?
E. T. : On fait tout ensemble. On partage tout.
W. A. : Et que se passe-t-il si l’un d’entre vous trouve une réplique drôle qui ne fait pas rire l’autre ?
O. N. : On l’essaie sur le plateau avec les comédiens.
E. T. : On a une règle. Pendant le tournage, on tourne d’abord deux ou trois prises du texte du scénario, puis on guide les acteurs dans des improvisations. On cherche toujours le petit miracle.
W. A. : Comment vous êtes-vous rencontrés ?
E. T. : En colonie de vacances. On a lié connaissance en partageant notre passion pour un de vos films, Annie Hall.
O. N. : Je lui ai dit : » The universe is expanding » (NDLR : » L’univers s’étend « , célèbre réplique du personnage d’Allen dans Annie Hall), et, depuis, nous sommes amis.
W. A. : Et comment avez-vous débuté dans le cinéma ?
E. T. : On a commencé par des courts-métrages. En parallèle, on faisait plein de petits boulots pour vivre. Et puis on a réalisé notre premier long-métrage avec Gérard Depardieu, Je préfère qu’on reste amis… On n’aurait jamais imaginé que la chance puisse nous sourire autant. Ce qui a fait de nous de grands optimistes.
W. A. : Avec Intouchables, que ma femme a vu et beaucoup aimé, vous avez eu un succès que la plupart des cinéastes ne connaissent jamais de leur vivant. Sur quoi avez-vous enchaîné ?
O. N. : Sur Samba, l’histoire de la rencontre entre un immigré clandestin d’origine sénégalaise joué par Omar Sy et une bénévole dans une association interprétée par Charlotte Gainsbourg. C’est comme une comédie romantique, mais dans un contexte social.
E. T. : Disons qu’on s’éloigne de la comédie, et cela nous angoisse beaucoup. On est tellement accros aux rires…
W. A. : Quand vos films sortent, allez-vous vous cacher à l’arrière des salles de cinéma ?
O. N. : Oui, on adore ça. On doit être fous.
W. A. : Non, moi aussi, je l’ai fait. Et Groucho Marx m’a confié qu’il le faisait également. Quand les rires n’arrivaient pas, il retournait avec ses frères en salle de montage. Mais quand un gag marchait, ils intégraient le temps du rire avant d’enchaîner la séquence suivante. Revoyez leurs films, on s’en rend bien compte.
E. T. : Vous ne souffrez pas de ne plus entendre rire quand vous réalisez un film sérieux ?
W. A. : Quand j’ai mis en scène mon premier drame, j’ai demandé à mon monteur : » Comment sait-on si ça marche ? » Il m’a répondu : » On ne sait pas. »
E. T. : Au moins, dans une comédie, on a la preuve que les spectateurs ne dorment pas. Nous, quand on devient sérieux, on craint toujours de manquer de recul par rapport à la situation. On a besoin d’une vanne pour désamorcer une scène.
O. N. : Notre sujet étant sérieux, on doit trouver le juste milieu entre la comédie et le drame. Mais c’est nouveau pour nous.
W. A. : C’est vrai qu’avec la comédie on n’est jamais embarrassé. C’est léger. On peut toujours répondre : » C’était pour rire. » En même temps, tous les gens que j’admire étaient sérieux : Ingmar Bergman, Eugene O’ Neill, Tennessee Williams… Je me suis longtemps dit : » Quelle honte que je ne sois qu’un amuseur ! » Je voulais être un grand tragédien.
E. T. : Pourquoi n’allez-vous jamais chercher les prix qu’on vous décerne, comme les oscars ?
W. A. : Parce que je ne veux pas me laisser séduire par les prix. Mon film est-il meilleur que le vôtre ? Ou que celui de Scorsese ? Chaque spectateur a ses goûts.
Le Vif/L’Express : Comment gérez-vous le succès d’un film, qu’il s’agisse de Manhattan, de La Rose pourpre du Caire ou plus récemment, de Blue Jasmine ?
W. A. : Je ne lis aucune critique de mes films, ni aucune interview que j’ai pu donner. Si vous commencez à lire des articles racontant à quel point vous êtes génial ou nul, cela vous distrait. Même en lisant ses propres interviews, on s’entend parler et on a envie de se corriger. Mieux vaut se concentrer sur le travail. Je tourne un film, j’écris et je tourne encore. Le reste du temps, c’est pour la famille, le jazz, le basket-ball. J’ai une existence très classe moyenne. Je me lève, je fais mes exercices de sport, j’emmène les enfants à l’école, je rentre à la maison et je me mets au travail. Je ne me suis jamais soucié du résultat de mes films. Ce sont les gens dans la rue qui m’en parlent. De toute façon, ça ne va pas changer ma vie. Peu importe qu’ils soient un succès ou un échec, les problèmes de l’existence sont toujours les mêmes. Je peux me réveiller avec un rhume, une grippe ou une rage de dents.
Le Vif/L’Express : Vous n’avez jamais dérogé à cette règle ?
W. A. : Si, pour mes trois premières mises en scène. J’ai lu toutes les critiques. Il y en avait des centaines, et elles disaient tout et son contraire. Qu’un journaliste déclare que mon film était formidable ne le rendait pas formidable. Car il y en a qui ne sont pas à la hauteur de l’idée que vous vous en étiez faite. Peu importe que les gens les aiment, pour moi, ils sont toujours ratés. Par exemple, j’ai détesté le premier que j’ai écrit, What’s New, Pussycat ?
O. N. : Parce que le studio avait massacré votre scénario ?
W. A. : Oui ! Il a eu beaucoup de succès, mais moi, j’étais malheureux. Et parfois je réalise un film, Hollywood Ending, par exemple, que le public ne veut pas voir, mais j’en suis heureux et fier.
Le Vif/L’Express : Et vous, Olivier et Eric, comment gérez-vous le succès et la pression ?
O. N. et E. T. (ensemble) : En étant deux !
E. T. : On s’envoie tout le temps des vannes.
O. N. : On savoure notre bonheur. Notre succès nous a permis de changer de voiture.
E. T. : Olivier et moi avons pour habitude de revoir vos films avant de commencer à écrire. Pour Samba, nous avons demandé à Charlotte Gainsbourg de regarder Hannah et ses soeurs. Avez-vous conscience de votre influence sur de jeunes réalisateurs comme nous ?
W. A. : Aux Etats-Unis, les jeunes cinéastes se revendiquent principalement de Martin Scorsese, qui est un ami et dont j’adore le cinéma. D’autres, de Steven Spielberg. Mon nom apparaît rarement.
E. T. : Pourtant, vous avez touché à tous les genres : la comédie musicale, le drame, la comédie romantique, en demeurant toujours le même, avec un style bien à vous. Comment faites-vous ?
W. A. : Si vous réalisez beaucoup de films aux scénarios très différents, ce que vous êtes vraiment ressortira à chaque fois à l’écran. La filmographie d’un réalisateur, c’est comme la nourriture chinoise : il y a 300 plats différents, mais ils ont tous le même goût !
E. T. : On a l’impression qu’avec le temps vous riez moins de Dieu. Dans votre dernier film, Magic in the Moonlight, votre personnage est empreint de spiritualité. Avez-vous changé ?
W. A. : Non, pas du tout. Le personnage principal, joué par Colin Firth, est comme moi. Il ne croit en rien. Sauf quand la jeune femme le piège. Mais dès qu’il comprend qu’il avait raison, il redevient méfiant. J’ai une vision très pessimiste du monde. Si on restait ainsi à discuter, je pourrais vous déprimer pour le mois entier ! Je pense qu’il n’y a pas d’espoir, pas de Dieu, pas de vie après la mort, pas de sens à la vie, pas de but à atteindre. Un jour, nous aurons disparu, ainsi que nos films, le Soleil et la Terre.
O. N. et E. T. : OK ! Stop ! Stop ! Stop !
W. A. : Vous m’avez l’air optimistes, vous. Vous êtes nés comme ça ? Ou la vie a-t-elle été particulièrement sympa avec vous ?
O. N. : On est sûrement nés comme ça. Mais cette interview va peut-être nous faire voir les choses autrement.
E. T. : S’il y a une vie après la mort, est-ce qu’on peut se retrouver quelque part ?
W. A. : Bien sûr, au bar du Ritz !
Samba, d’Olivier Nakache et Eric Toledano.
Sortie le 15 octobre.
Magic in the Moonlight, de Woody Allen.
A l’affiche.
Propos recueillis par Sophie Benamon et Christophe Carrière. Photos par Eric Garault/Pascoandco pour Le Vif/L’Express
» Vous ne souffrez pas de ne plus entendre rire quand vous réalisez un film sérieux ? » Eric Toledano