Des manoeuvres de l’armée américaine dans le sud-ouest du pays attisent la paranoïa dans certains rangs des milieux conservateurs. Et si c’était un calcul d’Obama pour désarmer les habitants du plus irréductible des Etats de l’Union ? Heureusement, le village de Bastrop résiste…
Le canon d’un colt 45 dépasse de son tee-shirt quand il s’accoude sur le capot de son pick-up pour mieux braquer ses jumelles vers la base militaire. La scène évoquerait les préparatifs d’une action commando si Eric Johnston n’avait choisi de planquer au vu et au su de tous, dans le parking de la station-service d’en face, à 20 mètres des guérites de Camp Swift. Indifférent aux automobilistes qui font le plein derrière lui, l' » observateur citoyen » scrute un nuage de poussière dans l’immense terrain d’entraînement. » Un Humvee sur la droite, à 2 heures ! Il repart vers le nord ! clame-t-il à son compère Pete Lanteri, tout vêtu de kaki. On ne les voit jamais sortir. C’est bizarre, non ? »
Bizarre ? Eric a roulé 150 kilomètres depuis l’aube pour prendre position ici, à Bastrop, une ville de 7 000 habitants à 40 kilomètres d’Austin, capitale du Texas. Pete, lui aussi, n’a écouté que son devoir, conduisant seize heures d’affilée depuis son domicile, en Arizona, afin de rejoindre au plus vite son poste d’observation. Tous deux ont fait connaissance via Facebook cinq mois plus tôt, dans la tempête de messages, de blogs anxieux et de rumeurs qu’a provoquée en mars l’annonce, par le Pentagone, d’une série de manoeuvres des forces spéciales américaines, cet été, du 15 juillet au 15 septembre, dans sept Etats du sud-ouest des Etats-Unis.
Le nom de l’exercice militaire, » Jade Helm 15 « , reste une énigme, faute d’explications de la part de l’armée. Mais ses objectifs officiels sont clairs : faire vivre l’enfer à 1 200 soldats d’élite, notamment aux commandos de la force Delta ou des Navy Seals, dispersés en plein été à travers les déserts du Nevada ou de l’Arizona, si semblables à ceux de l’Irak ou de la Syrie, ou dans la touffeur des forêts du Texas oriental ou de la Louisiane. Le climat politique a compté, lui aussi : l’état-major misait, dans ces Etats majoritairement républicains et conservateurs, sur l’accueil chaleureux de ses troupes par les rudes patriotes de l’Ouest. Mauvaise surprise.
» Ils ont eu tort de nous prendre pour des gogos et d’imposer des mouvements militaires hors des bases, grogne Eric Johnston. Voilà sept ans que le gouvernement Obama s’illustre par son opacité, règne par décrets et badine avec les libertés publiques. On ne s’étonne pas que tout ça inquiète. » Pete Lanteri approuve. L’ex-marine, connu pour avoir fondé un groupe de civils anti-immigrants, les Minutemen, occupés à traquer les clandestins le long de la frontière mexicaine, a élargi ses compétences à la défense des droits des Américains. Son site Facebook, Counter Jade Helm, organise une campagne de vigilance par des dizaines de volontaires dans les sept Etats concernés. » Nous ne cherchons pas à harceler les militaires, nous voulons seulement leur rappeler qu’ils se déploient parmi les civils dans un Etat de droit, pontifie-t-il. On nous inflige ces manoeuvres comme un fait accompli. Nous répondons par une présence qui est un rempart symbolique contre la tyrannie. »
Counter Jade Helm se veut un mouvement raisonnable. » Nous virons du site les fêlés du complot, jure Johnston. Comme ces types qui m’ont demandé où et quand on leur délivrerait des armes de guerre pour commencer la résistance. » Mais les observateurs ne s’étendent pas sur l’origine du mouvement, sur la grande peur de Jade Helm 15. Le 27 avril, l’armée a envoyé l’un de ses communicants à Bastrop, lieu de plusieurs exercices de manoeuvres. Une vidéo, postée sur YouTube, montre le malheureux lieutenant-colonel Mark Lastoria sidéré face à 150 personnes dans la salle du tribunal du comté. Alors qu’il explique le déroulement des exercices – ils auront lieu dans des propriétés privées, d’immenses ranchs prêtés pour l’occasion -, une banderole jaillit : » No Gestapo in Bastropo ! » Des habitants enragés s’insurgent : » Je ne crois pas un mot de ce que vous dites ! Tout ça ressemble à un coup d’Etat militaire pour saisir nos armes ! » clame l’un d’eux, sous un tonnerre d’applaudissements. A la tribune, le juge Paul Pape, principal officiel du comté, en bégaie de gêne. Lastoria tente de calmer le public. » La politique n’est pas notre affaire, répond-il. Les présidents passent, mais notre rôle de militaires n’a pas changé depuis plus de deux cents ans ! » Cause toujours. Cette réunion était vouée au fiasco.
Au café Starbucks de Bastrop, Brent Golemon, candidat conservateur aux primaires du comté, adresse un sourire compatissant au journaliste pied-tendre : » Le travail de l’armée, aux yeux des gens, c’est d’aller dans d’autres pays, pas de patrouiller chez nous, résume-t-il. Ici, vous êtes au Texas, le seul Etat de l’Union qui soit un pays à part, une ancienne république indépendante, suspicieuse des autorités et du gouvernement central. » Ensuite, on ne peut négliger les calculs politiques : » Les élections primaires pour le scrutin présidentiel de 2016 et les scrutins locaux approchent. Or, ici, seuls 8 % des électeurs du Parti républicain daignent voter. Pour la plupart, ils sont âgés, ultraconservateurs, farouchement hostiles à Obama, enclins aux pires soupçons envers ce gouvernement. Comment imaginer qu’un gouverneur et des élus puissent manquer une occasion de flatter cet électorat ? »
Faire recouvrer la raison à la ville
Bastrop l’insurgée a pourtant mal vécu l’attention nationale des médias et la crainte du ridicule. Ce samedi 18 juillet, Michelle Adams et son mari paradent sur Main Street, coiffés de casquettes recouvertes de papier d’aluminium. Ces » tin foil hats « , équivalents locaux de l’entonnoir des fous, devraient neutraliser par l’humour l’image parano de la ville. Mais, interrogée sur le complot de Jade Helm, Michelle, ancienne institutrice, livre une réponse évasive : » J’espère de tout coeur que c’est faux, qu’ils ne préparent pas un mauvais coup… » La parodie reste ambiguë. A l’Old Town Restaurant and Bar, à deux pas, cinq hommes et une femme, en treillis, boivent leur bière, avec, à l’épaule, tout à fait légalement, un fusil d’assaut, sous les regards suspicieux des serveuses. C’est un groupe militant favorable à la déréglementation totale du port d’armes. Ils se moquent du mythe des futures » prisons Walmart » de la campagne Jade Helm. Mais tout de même… » Nous sommes là pour affirmer publiquement notre droit fondamental, insiste Tammy Koontz, employée d’hôpital, membre du groupe. Il faut en finir avec les entraves stupides. Pourquoi n’ai-je pas le droit de porter un revolver dans une aire de jeux pour protéger mes enfants ? »
A l’église baptiste de Water Street, le très conservateur révérend Raymond Edge déplore les théories du complot et l’insulte » à nos hommes et femmes en uniforme « , mais il fait preuve de compréhension. » L’arme n’est pas un symbole de mort, elle est l’affirmation d’une maîtrise de son destin, l’objet d’un droit inaliénable, susurre-t-il. Les gens ne comprennent plus le spectacle de décadence offert par l’avortement et le mariage gay, et la perte de leurs repères personnels et moraux devant les normes imposées d’en haut. On ne peut leur reprocher leur inquiétude. »
Ken Kesselus, le maire, tente de faire recouvrer la raison à sa bonne ville. L’ancien pasteur, bonhomme et sensible, est l’un des rares élus à avoir approuvé Jade Helm. » Bastrop est un microcosme du monde rural. Un lieu où, pendant des générations, on vous connaissait par votre prénom et qui, trop vite, se mue en une ville-dortoir, verte mais impersonnelle, pour les employés d’Austin. Les anciens ne s’y retrouvent pas, explique-t-il. Comme partout en Amérique, et dans le monde entier depuis le 11 septembre 2001, un nouveau tribalisme est en vogue. On ne reconnaît plus l’autre, l’extérieur et sa complexité sont un danger. » Sur ces terres, Kesselus est une aberration politique. Il est membre du Parti démocrate. Il a été élu non pas en raison de ses idées, mais parce qu’il est né ici. » Je ne clame pas mes choix électoraux, mais je dois dire la vérité à mes administrés, soupire-t-il. L’affaire Jade Helm et toute cette colère n’auraient sans doute pas existé si le président n’était pas à moitié noir. Mon mandat s’achève bientôt, et j’aurais aimé ne pas avoir à tenir ces propos. »
De notre correspondant Philippe Coste