Technocrates : le temps des nettoyeurs

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Au bord de la faillite, la SA Belgique s’en remet à des repreneurs qualifiés pour lui éviter la liquidation et lui rendre du crédit. Vous n’avez pas aimé les stériles gesticulations des élus du peuple ? Vous ne pourrez qu’adorer l’implacable rigueur d’un gouvernement de technocrates sortis de leurs boîtes. Le Vif/L’Express en a dessiné un pour vous : un vrai, un dur.

L’aimable plaisanterie n’a que trop duré. Il est plus que temps de passer à la vitesse supérieure. Un an et demi d’impasse politique, un marasme budgétaire total, l’économie qui flageole, l’Etat qui chancelle. Trop c’est trop. Quoi qu’ils tentent pour se racheter, les élus de la Nation ont laissé passer leur chance, qu’ils aillent se rhabiller. La crise est devenue une chose trop sérieuse pour la confier encore aux représentants du peuple.

Place aux pros, à ceux qui savent. Qui ont la carrure pour faire tourner une boutique et la remettre à flot. Les technocrates, en guise de valeur-refuge. Formatés pour placer les considérations techniques et économiques au-dessus de tout autre état d’âme. La révolution douce est en marche en Grèce, plus encore en Italie . Où banquier, magistrat, diplomate, militaire sont à présent au pouvoir.

La formule n’a pas d’avenir immédiat sous nos latitudes. La Belgique s’y est vaguement risquée au milieu des années 1930… en pleins marasme économique et crise bancaire. Quatre petits mois de gouvernement de  » banquiers  » dirigé par Georges Theunis à cheval sur 1934-1935. Le rexiste Léon Degrelle s’est chargé de faire à tout jamais sa réputation en le qualifiant de  » banksters « .

Cela n’interdit pas d’imaginer aujourd’hui la scène. Des capitaines d’industrie, un financier, un économiste, des consultants, un magistrat, un diplomate : ils sont là alignés en rang d’oignons au palais royal, prêtant tour à tour serment entre les mains du roi. Albert II, en désespoir de cause, leur confie les clés de la SA Belgique. Pour un temps, seulement : aucun n’a subi l’épreuve démocratique des urnes pour mériter le périlleux honneur de devenir ministre.

Ce qu’ils ont à faire valoir est, prétend-on, infiniment plus précieux : de la compétence à revendre, une maîtrise de leur sujet. Et surtout, cette vertu qu’on leur prête de se situer au-dessus de la stérile mêlée politicienne, de dépasser la culture paralysante du compromis boiteux.

Les apparences seront sauves. L’adoubement royal se fait avec la bénédiction de la classe politique, secrètement soulagée. Elle n’est pas fâchée de refiler l’impopularité de la sale besogne à des gens qui n’ont que faire du jugement de l’électeur.

Les partis ont d’ailleurs discrètement avalisé les hommes de la situation aimablement suggérés par les milieux autorisés. Tous les jours, ils montrent l’étendue de leurs talents. La plupart d’entre eux aiment d’ailleurs faire la leçon et prodiguer leurs bons conseils. A les entendre, si ça ne tenait qu’à eux, il y a longtemps que le pays aurait un avenir balisé. Au lieu de s’agiter encore dans la coulisse, on les envoie au casse-pipe.

Puisque le monde politique fait aveu de faillite, il fallait bien chercher des repreneurs qualifiés dans le monde de l’économie ou de la finance. C’est l’impératif absolu de l’opération. Les perles rares doivent trouver grâce aux yeux de ceux qui dictent, sinon la loi, du moins le tempo : les marchés financiers, et les agences de notation qui leur servent de guides. Il s’agira de se montrer digne de leur confiance. Et de ne pas décevoir non plus une autorité européenne sur les charbons ardents.

Les cartes de visite des experts sélectionnés attesteront leur loyauté aux règles du jeu imposées de l’extérieur. A quoi bon s’offrir un gouvernement de technocrates, si ce n’est pas pour redresser au plus vite la cote de la Belgique ? Le langage et les actes devront chatouiller agréablement les oreilles des acteurs financiers et plaire aux investisseurs.

Ce qui suppose d’en finir avec les demi-mesures. Fini de se contenter de promettre du sang, de la sueur et des larmes. Les technocrates, eux, s’engagent à le faire couler. Ils en ont la trempe. Leadership, rigueur, poigne, détermination. Ce féru d’analyses économico-financières qu’est Bruno Colmant en appelait un jour à l’émergence d’  » hommes de caractère, qui devront prendre des risques personnels « . Qui oseront mettre à plat le système, et  » partir d’une feuille blanche « .

C’est dire si la fin justifiera les moyens. Des pouvoirs spéciaux feront l’affaire. Le procédé a déjà prouvé son efficacité dans les années 1980 : sans eux, les gouvernements Martens-Gol-Verhofstadt n’auraient jamais eu les coudées franches pour imposer au pays des années d’austérité et le remettre sur la voie du redressement. Le Parlement ne verra pas d’objection majeure à se mettre temporairement sur la touche et à faire taire ses velléités d’opposition.

La rue donnera déjà assez de fil à retordre. C’est couru d’avance : le peuple va se rebiffer devant la thérapie de choc qu’on va lui administrer. Il ne faudra pas faiblir devant l’agitation, mais au besoin user du bâton pour mater les trublions. Justice, Intérieur : les départements d’autorité exigeront aussi des gestionnaires décidés aux commandes. La chaîne gouvernementale ne pourra tolérer de maillons faibles.

Ces ministres technocrates ne seront pas seuls dans l’adversité. Ils pourront compter sur de puissants alliés : fédérations patronales, think tanks divers, lobbys financiers seront à leurs côtés pour les épauler, les guider, les encourager à persévérer en pleine tourmente.

Il aura fallu faire taire les scrupules et apaiser les consciences qui s’offusqueront de ces entorses présumées à la démocratie :  » Cette dépossession consentie serait une inquiétante régression démocratique dans un moment de désespérance « , s’alarme Alain Eraly, sociologue et spécialiste en management public à l’ULB. Economiste à l’UCL, Robert Wtterwulghe objecte à son tour :  » Il n’y a pas que la valeur économique qui compte. En raisonnant à l’extrême, l’économiste ne considère pas le travail des enfants comme son problème : interdire le travail des enfants, c’est un choix politique. Il ne peut être laissé à des technocrates : ils ne sont ni habilités ni élus pour avoir une vision globale de la société. « 

Politologue aux FUCaM, Pierre Vercauteren y verrait un joli retour en arrière. Au bon vieux temps de la Rome antique,  » lorsque le Sénat confiait pour une durée déterminée les pleins pouvoirs à un dictateur qui, sa mission terminée, rendait ce pouvoir au Sénat « . Un gros risque pris, pour une efficacité nullement garantie :  » Les gâchis de Fortis et de Dexia le montrent : la direction d’institutions par des managers du privé peut conduire à des crises invraisemblables « , rappelle Alain Eraly. Et puis, à quoi bon ?  » Les marchés financiers sont à ce point devenus irrationnels que l’on peut se demander ce qui peut encore les rassurer. Ils attendent des gouvernements des solutions d’immédiateté, alors qu’il faut aussi des solutions à long terme « , reprend Pierre Vercauteren.

Un dernier détail : rien ne dit que des forts en thème seront tentés d’embarquer dans cette galère. Prêts à délaisser leurs postes pour jouer aux redresseurs de torts du bien public. Le Vif/L’Express ne leur laisse pas le choix. Il donne douze visages à ce gouvernement fictif de technocrates. En leur attribuant d’autorité un département ministériel taillé à leur mesure (voir la composition p 22 à 25).

Des figures médiatisées côtoient des profils plus discrets. Un mélange de jeunesse et de sagesse, de  » faucons  » et de  » colombes « , de théoriciens et de gens de terrain. Aux idées parfois déjà bien arrêtées, ou aux intentions encore masquées sous le jargon technicien. Mais les points de vue qu’ils expriment au fil des mois trahissent un objectif commun, proche de l’obsession : ramener le pays sur les rails de l’orthodoxie budgétaire, socio-économique. A tout prix.

Pareil alliage doit être correctement soudé pour pouvoir serrer les boulons à la population. Un homme politique devra coiffer et cautionner cette  » Wunderteam « . Ne fût-ce que pour donner à la besogne un vernis de légitimité démocratique. Quel homme providentiel à placer au 16, rue de La loi ? Une pointure qui ne dépareille pas dans l’ensemble, doublée d’une figure qui rassure.

Un signal fort, pour débuter. Ce gouvernement sera réduit à treize ministres. Treize : que du bonheur ? A vous de juger.

PIERRE HAVAUX

Au lieu de s’agiter encore dans la coulisse, on envoie les technocrates au casse-pipe

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