Dans son neuvième roman, Une ascension,l’écrivain flamand Stefan Hertmans relate la terrifiante nazification d’un employé ordinaire.
U ne ascension (1) fait parler les pierres. Dans les années 1970, Stefan Hermans tombe amoureux d’une vieille maison gantoise qu’il achète et restaure. Il y mène de belles années de bohème, se souciant peu des fantômes qui en traversent les murs. Alors qu’il vient de la revendre, au début des années 2000, il comprend à la lecture du livre de son émérite professeur d’histoire Adriaan Verhulst, Fils d’un Flamand fautif, que la demeure a abrité des années durant la famille d’un nazi. S’il résiste dans un premier temps, peine à s’emparer du récit, il finit par y revenir. Ses interrogations l’entraînent notamment sur les traces de Mientje, mère d’Adriaan et épouse de Willem Verhulst, Néerlandaise protestante digne et résistante. « Prendre un nazi pour protagoniste principal de mon récit faisait qu’il n’y avait pas d’ancrage affectif possible », mais l’idée de s’intéresser à ceux, et surtout celles, qui l’entourent débloque pour lui la situation.
Ce travail me confrontait à la douloureuse réalité de toute oeuvre littéraire: je devais d’abord me guérir de l’histoire authentique.
Il se lance alors dans un travail de recherche conséquent, rencontre les filles du nazi, Letta et Suzie, de vieilles dames vives et respectables, met la main sur les cahiers de Willem, les journaux de Mientje, fait ouvrir les archives, collecte les nombreuses traces laissées par les membres de la famille. Une ascension est la somme de ces recherches, et bien plus encore. Le livre multiplie les niveaux de langage, les instances narratives, il est la rencontre explosive de sources hétérogènes, des « récits dispersés » qui, mis bout à bout, digérés et réinterprétés, recomposent le puzzle. « Toutes sortes de niveaux d’écriture m’entouraient, nous confirme Stefan Hertmans. Tout le monde a écrit dans cette famille, et je devais trouver, moi, mon style. J’ai pensé au compositeur russe Alfred Schnittke et à sa symphonie polystylistique, lequel empruntait à Stockhausen, à Mozart. Ma conviction, c’est que l’idée voulant que « le style, c’est l’homme » est complètement révolue. J’ai écrit un roman polystylistique, parfois dans une veine plus philosophique puis dans l’action, dans l’ironie ou dans la recherche. »

Au fil d’une conversation foisonnante et érudite, ponctuée de citations, Stefan Hertmans parle un français parfait parsemé de flamand, bien sûr, mais aussi d’allemand et d’anglais. Pour définir son approche du récit, il cite Don DeLillo: « »L’écrivain contemporain est devenu le journaliste de ses personnages. » C’est comme si je courrais après les miens un micro à la main, pour savoir ce qu’ils ont dit, ce qu’ils ont pensé. On n’est plus dans le roman historique classique où le narrateur est une instance invisible et objective. Moi, je voulais devenir une instance subjective. » Parallèlement, comme il l’explique dans son premier roman historisant, Guerre et Térébenthine (Gallimard, 2015), il faut aussi trouver sa place dans le récit: « Ce travail me confrontait à la douloureuse réalité de toute oeuvre littéraire: je devais d’abord me guérir de l’histoire authentique, la libérer, avant de pouvoir la retrouver à ma manière. » Rien ne se perd, rien ne se créé, tout se transforme.
Je voulais m’approcher du mal comme un chat approche une souris.
Stefan Hertmans habite les pages de son récit, comme il a habité la maison de Verhulst. Il se souvient de sa première visite de la maison « hantée » dans le quartier gantois de Patershol, de la cage d’escalier qu’il gravit avec un agent immobilier qui jette un voile pudique sur l’identité des précédents occupants. Il y a quelques années, cette maison avait déjà fait l’objet d’un livre, jamais publié, « un échec », qui dressait un portrait de l’ avant-garde artistique des années 1970. Retombant sur ce manuscrit, il a un déclic: « Je me suis dit qu’il fallait que je combine mon histoire dans cette maison et celle de ce nazi. Mais son histoire s’est avérée tellement fascinante que j’ai fini par éliminer tout ce qui relevait de ma propre période. »

La banalité du mal
Fascinante, forcément, la façon dont le mal se révèle peu à peu chez Verhulst, comme se révèle une image sur un film négatif. Le jeune homme connaît une enfance difficile, devenu borgne à la suite d’une crise d’épilepsie, orphelin à 11 ans. « Peut-être que jeune, quand il se cherchait encore, il aurait pu devenir communiste, ou chrétien fondamentaliste. Mais à un moment, il trouve, ailleurs. Il trouve une dignité dans le nazisme. » Stefan Hertmans évoque Hannah Arendt et la « banalité du mal », le mal n’est pas extérieur à l’homme, il se tapit dans les recoins les plus sombres. Chez Willem, « là où aurait dû se trouver la moralité se trouvait un creux. Le psychodrame de Verhulst, c’est que c’est un homme faible, qui a une image de soi inférieure. » Il incarne, dans toute sa médiocrité, le néant moral. Au fond, c’est « un héros de pacotille, un vrai froussard », témoigne sa fille Letta. On est loin du nazi hollywoodien « avec sa voix haut perchée et ses penchants hystériques, assure l’auteur. Je ne voulais surtout pas devenir moralisateur. Ce que je voulais, c’ était m’approcher du mal comme un chat approche une souris. Je voulais comprendre ce qui a pu amener ce garçon, pour lequel j’avais pu éprouver de la sympathie, à agir ainsi. »
Je n’ai pas écrit un roman sur un nazi, mais sur une époque, et sur la complexité de l’âme humaine.
Une préoccupation que l’on retrouve d’ailleurs dans le roman, quand le narrateur dit au revoir à Verhulst, au moment de clore le récit: « Au revoir, Willem. Soudain, je suis envahi par le sentiment que j’aurais voulu te connaître pour un peu mieux comprendre ce qui s’est passé en toi. Fumer un petit cigare et regarder les arbres en ta compagnie. Et, qui sait, balbutier le début d’une tentative d’explication. »
Le grand défi, évidemment, est de trouver la juste distance face au mal, de se protéger du néant moral, quitte à le tourner en ridicule. « S’il est très maladroit dans le maniement des armes, il fait en tout cas un usage très habile de son stylo. […] Willem, tranquillement assis à son bureau, fait des listes, rien que des listes », écrit Hertmans. Quand on lui demande si l’ironie l’a aidé à se préserver, il acquiesce: « Oui, absolument. Il fallait se protéger de ce personnage, pas que sa noirceur soit contagieuse, mais pour prendre mes distances. »
Mais Une ascension se penche aussi sur la question de la culpabilité héréditaire. Comment vit-on quand on a eu un père nazi? Dans le livre, l’auteur évoque les « sombres hiatus » qui émaillent le récit de Letta, la fille de Verhulst. D’ Adriaan, il écrit que c’est « un fils aux épaules lestées du poids mort de son père. La douleur réside dans le silence entre les mots de son témoignage. » On a alors l’impression qu’ Une ascension vient briser ce silence, et éclairer ces sombres hiatus. « C’est une humiliation d’appartenir à une famille qui a compté un nazi. Moi, j’ai brisé le silence, même si c’était très douloureux au début. Mais dès mes premières conversations avec Letta, elle m’a dit: Stefan, il n’y a aucune censure, je veux savoir maintenant. […] Et j’ai compris que Letta était avant tout la fille de sa mère, Mientje, l’humaniste qui respecte ses principes. Je n’ai pas écrit un roman sur un nazi, mais sur une époque, et sur la complexité de l’âme humaine. Ce qui fait de Willem Verhulst un bon personnage de roman, c’est qu’on ne le comprend pas, on ne peut pas le caricaturer, il y a ce néant en lui qui nous laisse à la fin du livre avec cette énigme: c’est quoi, le mal? ». Question abyssale, qui n’a pas fini de nourrir la littérature en général, et l’oeuvre de Stefan Hertmans en particulier.
La grande et des petites histoires
Révélé sur la scène internationale en 2013 avec Oorlog en terpentijn ( Guerre et Térébenthine), qui revenait sur le parcours à la fois singulier et universel de son grand-père, soldat pendant la Première Guerre mondiale, Stefan Hertmans s’est fait un nom grâce à des récits romanesques nourris de grande histoire et de destins individuels, « plus historisants qu’historiques », comme il aime à le préciser, et dans lesquels il s’invite, narrateur-enquêteur imprégné de textes exogènes et inspiré par les vieilles pierres. L’ idée de Le Coeur converti (Gallimard, 2018), publié en néerlandais en 2016, lui vient quand il apprend que Monieux, le petit village provençal où il a élu domicile, a été le théâtre d’un pogrom il y a mille ans. Avide d’en savoir plus, il finit par retracer le parcours d’un couple d’amoureux maudits, une jeune noble catholique et le fils d’un grand rabbin. Une ascension reprend ce dispositif, entremêlant l’enquête et les réflexions de l’enquêteur, la grande et les petites histoires.
