Sous les ors, les combines

Malgré la réduction des coûts de la Haute assemblée française, les privilèges des sénateurs continuent de poser question. Enquête à la veille des élections sénatoriales partielles.

Il paraît que les sénateurs français se sont mis au régime. Douce diète… Avec leur carte SNCF première classe, une retraite mensuelle moyenne de 4 342 euros, une flotte de berlines à leur disposition, 1 142 fonctionnaires – payés jusqu’à 19 000 euros par mois – à leur service, des repas gastronomiques à… 16,45 euros, les 348 élus de la Haute Assemblée font partie des privilégiés de la République française. Certes, ils produisent chaque année une centaine d’excellents rapports d’information – que personne ne lit – et décortiquent les projets de loi comme personne, même si l’Assemblée nationale a toujours le dernier mot. Pourtant, dans l’opinion, sénateur rime plus avec profiteur qu’avec travailleur.  » Dans l’estime des Français, nous sommes avant-derniers, devant les crapauds « , ricane un élu de droite.

Le changement, c’est pour demain, après les élections du 28 septembre, qui renouvelleront en France plus de la moitié des sièges.  » De droite ou de gauche, la prochaine majorité devra aller plus loin dans la maîtrise des dépenses « , affirme le socialiste Jean-Pierre Sueur. Ces dernières années, les mots  » modernisation  » et  » exemplarité  » ont fait une entrée fracassante dans le vocabulaire du Sénat français. Depuis 2013, la Cour des comptes certifie le bilan et, pour la première fois cette année, les dépenses de campagne sont encadrées et contrôlées. Des frais ont été rognés, des avantages écornés. Mais il y a encore du boulot…

Un train de vie de première classe

Promis, juré, le Sénat français s’est converti à la rigueur, même si les crédits dont il dispose ont augmenté de 3,42 % en 2014. Tous les budgets ont connu  » un petit serrage de boulons  » ces dernières années, assure l’ancienne sénatrice communiste Nicole Borvo Cohen-Seat. Le traitement des sénateurs a été aligné sur celui des députés : 7 100,15 euros d’indemnité parlementaire et 6 037,23 euros de frais de mandat. Les bonus du président et des questeurs ont été rabotés de 20 à 30 %. Quatre postes ont été supprimés parmi la cinquantaine de chauffeurs. Les logements de fonction, nichés dans le (très beau) quartier du Luxembourg à Paris sont peu à peu reconvertis en espaces de travail avec canapé-lit en guise de pied-à-terre parisien. Les bureaux actuels, vieillots pour la plupart, n’en disposent pas, mais le Sénat rembourse les nuits d’hôtel dans une limite de 120 euros par jour de séance.

La lettre change, l’esprit demeure. Au Palais du Luxembourg, tout n’est que luxe et confort. Les fonctionnaires, révérencieux, sont aux petits soins.  » Celui qui veut travailler au Sénat peut le faire dans de bonnes conditions « , euphémise le secrétaire d’Etat, et ex-sénateur PS de l’Isère (est de la France), André Vallini. Ancienne employée du service ressources humaines d’une grande entreprise, la sénatrice du Val-de-Marne (au sud-est de Paris) Catherine Procaccia (UMP) s’étonne de certaines procédures. L’usage exclusif de la compagnie Air France, par exemple et le recours systématique aux formules les plus chères avec toutes les garanties d’annulation, même pour les vols intérieurs. Les achats groupés ne font pas partie non plus de la doctrine sénatoriale. Le choix du téléphone portable ou de l’ordinateur est laissé à l’appréciation des élus, dont l’enveloppe pour ces équipements atteint 5 000 euros sur trois ans. L’Assemblée nationale, elle, a négocié pour les députés un forfait spécifique, moins coûteux.

Des retraites généreuses

A Longpont-sur-Orge (Essonne, au sud de Paris), le Sénat entretient des serres pour approvisionner en plantes et en fleurs le palais du Luxembourg et les parterres de son jardin, que bichonnent 75 personnes pour un coût annuel de 12 millions d’euros. Au moins, cette pratique désuète confère-t-elle un semblant de vernis écolo à la Haute Assemblée, très loin de l’exemplarité en la matière.  » Aucune ampoule basse consommation sur les lustres, des kilomètres de couloirs vides éclairés, le chauffage qui s’échappe par le vitrage simple « , s’étrangle Joël Labbé, parlementaire (EELV) du Morbihan.

Le sénateur français doit travailler en toute liberté, débarrassé des soucis d’intendance. Il bénéficie de cinq lignes téléphoniques fixes gratuites – ce qui n’empêche pas certains d’en demander… jusqu’à dix ! Pour se déplacer, il jouit d’un accès gratuit illimité, et en première classe, au réseau SNCF, de 40 vols par an entre Paris et sa circonscription et de six allers-retours en avion vers la destination française de son choix.  » J’ai souvent utilisé ces billets à titre personnel « , reconnaît un ancien. Pour lire les rapports qu’il écrit (et ceux de ses collègues), le sénateur peut se faire rembourser deux paires de lunettes par an. Voilà peu de temps, il n’y avait aucune limite et certains, sur le départ, s’en faisaient faire plusieurs exemplaires d’avance en anticipant la détérioration de leur vue.

Bienheureux sénateurs français. Ils bénéficient de l’un des systèmes de retraite les plus confortables de la République – même s’il l’est un brin moins que naguère. Comme le commun des mortels, les élus du Palais du Luxembourg doivent désormais fêter leur 62e anniversaire pour toucher leur pension. Il leur faut aussi cotiser plus longtemps qu’auparavant – quarante et un ans et trois mois depuis le 1er janvier 2013, quarante et un ans et six mois à partir de janvier 2020. Leur contribution a également été alourdie, passant de 9,5 % à 10,55 % de leur indemnité de base, soit 1 050 euros chaque mois. Ceux qui le souhaitent peuvent, en outre, verser 37,50 euros mensuels au régime complémentaire par points. Résultat ? Un rendement imbattable : les retraités touchent 2 050 euros par mois après un mandat de six ans et 3 096 euros après deux mandats. La pension moyenne se monte à 4 342 euros.

En cas de décès, le veuf ou la veuve du sénateur n’est pas oublié(e) : il ou elle a droit à 60 % de la pension du défunt, quel que soit le niveau de ses revenus. De quoi susciter la jalousie des salariés du privé. En prime, les anciens sénateurs ne perdent pas tous leurs avantages. Le Sénat, bon prince, leur rembourse jusqu’à 1 000 euros de billets de train chaque année.

Des collaborateurs qui rapportent gros

Des sénateurs français arrondiraient-ils leurs fins de mois sur le dos de leurs collaborateurs ? Chargés de l’enquête sur de possibles détournements de fonds au sein du groupe UMP, les juges René Cros et Emmanuelle Legrand se posent sérieusement la question. Au Sénat, quelque 950 collaborateurs aident les parlementaires dans le travail quotidien. Pour s’attacher leurs services, chaque élu dispose d’un crédit de 7 548,10 euros par mois (hors charges sociales), qui lui permet de salarier de un à cinq assistants, à Paris ou en circonscription. Comme les députés, les sénateurs font montre d’un sens aigu de la famille : selon les estimations, de 50 à 100 d’entre eux emploieraient un conjoint, un enfant, un neveu… A tel point que le Sénat a mis le holà : pas plus d’un emploi familial par élu pour un salaire plafonné à 2 516 euros brut par mois. Ce qui n’empêche pas les petits arrangements entre parlementaires : tu engages ma femme et je prends ton fils…

La justice s’intéresse plutôt aux mécanismes de gestion de ces soutiers de la vie parlementaire. S’il embauche lui-même son personnel, l’élu délègue les fiches de paie et la paperasse à l’Association pour la gestion des assistants des sénateurs (Agas). Une structure interne, aux comptes certifiés, à laquelle adhèrent les élus. Tous les mois, la questure verse à l’Agas la somme nécessaire à la rémunération des collaborateurs de chaque sénateur, ainsi qu’une somme équivalente pour le paiement des charges sociales, des compléments salariaux (prime d’ancienneté notamment) et d’autres avantages sociaux. En 2013, le budget total de l’association a atteint 62,5 millions d’euros, soit l’équivalent de 180 000 euros annuels par sénateur.

Rien n’oblige cependant un élu à consommer l’intégralité de son crédit collaborateurs. Dans l’impossibilité d’empocher l’excédent, il peut demander à la questure de reverser jusqu’à 30 % de l’enveloppe à son groupe politique. Officiellement pour aider celui-ci à embaucher du personnel supplémentaire… En 2013, 1,36 million d’euros est ainsi venu abonder les comptes des familles politiques du Sénat. Le champion de cette curieuse pratique, dont les détails sont connus des seuls protagonistes ? Le groupe UMP. Selon un document exclusif que s’est procuré Le Vif/L’Express, il a récupéré l’an dernier près de 794 000 euros par ce biais, loin devant les radicaux et les socialistes. Or, selon le sénateur UMP de l’Yonne Henri de Raincourt, ancien ministre du gouvernement Fillon, une partie de ces 794 000 euros aurait alimenté les caisses de l’Union républicaine du Sénat (URS), une coquille vide fondée, notamment, par Raincourt. Selon Mediapart, l’URS aurait payé, entre 2009 et 2012, quelque 200 000 euros par chèque à plusieurs sénateurs de droite. On évoque également des retraits en liquide depuis les comptes de l’URS, pour un montant de 112 000 euros… Des sommes distribuées à quelques élus par le trésorier du groupe UMP, Jean-Claude Carle, pour compléter leurs indemnités ou financer leurs campagnes. A l’UMP, on jure, la main sur le coeur, être tombé des nues en découvrant cette affaire dans le quotidien Le Parisien (du 20 mai 2014).

Le parfum de scandale a poussé le bureau du Sénat à donner des gages. A partir de 2015, les finances des groupes politiques devront être certifiées chaque année par un commissaire aux comptes. Une décision également prise par l’Assemblée nationale, touchée par les soubresauts de l’affaire Bygmalion. Les députés y ont ajouté la publication desdits bilans sur le site de l’Assemblée et l’obligation pour les groupes de se doter d’un véritable statut juridique, en l’occurrence associatif.

M. D., T. Du. et A. V., avec T. D., Co. B., et L. D.

Par Matthieu Deprieck, Thierry Dupont et Anne Vidalie, avec Tugdual Denis, Coralie Bonnefoy (à Marseille) et Léa Delpont (à Lyon)

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