« Sortir des sentiers battus »

« Vous avez devant vous un homme inquiet. » Le ministre de l’Emploi et des Pensions, Frank Vandenbroucke, prépare, non sans appréhensions, les amortisseurs censés contenir les chocs du prochain papy-boom. Pourra-t-on maintenir tout à la fois le niveau des pensions et celui des soins de santé? Le Vif/L’Express mène le débat

(1) Le Vif/L’Express des 6 et 13 juin et des 10 et 17 octobre 2003.

On peut solliciter et matraquer des chiffres. On peut jouer avec les mots ou les nuancer. On peut démontrer que nous ne travaillons plus que de deux à cinq minutes pour vivre une heure, que notre pension légale  » dure  » dix-neuf ans en moyenne et que la période allant de la sortie du travail à notre dernière sortie tend vers les trente ans. On peut affirmer qu’il faudrait travailler plus longtemps ou encore qu’il faut retarder l’âge, sinon de la pension, du moins de l’abandon û libre ou contraint û du monde du travail. On peut dire que tout cela est inéluctable ou même un progrès.

Durant l’année écoulée, Le Vif/L’Express a ouvert à quatre reprises le délicat dossier de la fin de carrière et du financement des pensions à la faveur d’une grande enquête menée par le groupe TOR (Tempus omnia revelat) du Centre de sociologie de la VUBrussel (1). Elle a permis de mesurer la propension des Belges à dételer de plus en plus tôt, à la faveur, surtout, des prépensions et aussi de leur aspiration profonde à profiter pleinement de la pension vers 60 ans environ. Mais voilà : la société des loisirs pourrait se révéler impayable et probablement devrons-nous déchanter.

Dès cette année, û mais après les élections sociales du mois de mai et les régionales de juin ! – le ministre de l’Emploi et des Pensions, Frank Vandenbroucke (SP.A), va lancer un grand débat de société sur cette problématique,  » avec tous ceux qui sont et se sentent concernés « .  » On aura besoin d’une demi-année, au moins, précise-t-il, pour le mener à bien et pour qu’il débouche, en 2005, sur des stratégies concrètes.  »

En avant-première, Le Vif/L’Express, en collaboration avec la compagnie d’assurances P&V, qui a cofinancé l’étude de TOR, a réuni, autour du ministre, le Pr Mark Elchardus (VUB), qui a dirigé cette enquête, Jean Hallet, président d’honneur de l’Union chrétienne des pensionnés (UCP), Michel Geyer pour le Conseil de la jeunesse d’expression française (CJEF), Isabelle Philippon, journaliste politique au Vif/L’Express ainsi qu’une vingtaine de lecteurs de notre hebdomadaire.

De ce débat nous reprenons ici les principales réponses fournies par le ministre aux questions et interpellations des différents intervenants. l

Les pensionnés du futur û ils seront presque 1 million de plus dans 30 ans û peuvent-ils encore espérer obtenir une pension décente ?

Frank Vandenbroucke : Je ne vous cache pas que je suis inquiet. On ne pourra pas, à l’avenir, payer des pensions décentes et financer des soins de santé de haut niveau si nous ne sortons pas des sentiers battus. Je ne veux pas répandre l’alarmisme comme les banques et le VLD l’ont fait de manière tout à fait déplacée pendant les vingt dernières années du siècle passé. Grâce à l’assainissement budgétaire et à la réduction de la dette, on pourra sans doute payer les pensions du papy-boom. Mais il ne subsistera plus aucune marge pour financer d’autres politiques. C’est inquiétant si l’on considère, comme moi, que la prochaine croissance des dépenses en soins de santé est sous-évaluée.

Ne vous êtes-vous pas mis vous-même la corde au cou en vous engageant, depuis les gouvernements Verhofstadt, dans une réforme fiscale au long cours dont une des conséquences sera un moindre désendettement ?

Notre pression fiscale et parafiscale est trop importante et, en tant que socialiste, j’affirme qu’il serait injuste de vouloir financer les pensions et les soins de santé en augmentant les impôts et les cotisations sociales.

Le Conseil supérieur des finances nous dit qu’il faudra créer des surplus budgétaires plus importants. Je crains, pour ma part, que cela conduise à casser certains mécanismes dans la sécurité sociale. Je pense donc que la stratégie d’assainissement budgétaire, nécessaire mais insuffisante, doit être complétée par une stratégie de multiplication du nombre d’emplois. Le contexte économique empêche actuellement d’avancer plus vite sur la piste budgétaire. Il faut donc progresser plus vite sur la piste  » emploi « .

Vous allez obliger les seniors à travailler plus longtemps sans égard pour les demandeurs d’emploi et particulièrement les jeunes ?

Pas si vite ! Nous devons être plus nombreux à travailler si nous voulons, à l’avenir, financer les pensions et les soins de santé. Or nous nous trouvons dans une situation exceptionnellement mauvaise. Notre complaisance nous empêche de voir à quel point la Belgique fait exception, en Europe, mais dans le mauvais sens. Nous sommes les champions du monde de la carrière la plus courte. En 2000, la durée de la carrière représentait chez nous 48 % de la durée de vie moyenne. En Allemagne, ce chiffre est de 56 % ; en Suisse et en Norvège, de 60 %. Quand les Norvégens travaillent 60 jours sur 100, nous en travaillons 48. Les Norvégiens travaillent 46 ans de leur vie, les Allemands 42, les hommes belges 36,5. C’est intenable. En d’autres termes, les Belges se retirent trop tôt du marché du travail. Si c’était pour donner du travail aux jeunes, ce serait réjouissant. Mais ce n’est pas le cas. La Belgique est le pays d’Europe où les jeunes sans travail chôment le plus longtemps. Elle est un des pays où les femmes ont le plus de difficultés à se réinsérer sur le marché de l’emploi et où le chômage des allochtones est crucial. Nous avons des blocages sur le marché du travail qui nous rendent exceptionnels. Dramatiquement. Si nous ne sortons pas des sentiers battus, oubliez l’idée de garantir les pensions et le niveau actuel de prise en charge des soins de santé.

Vous allez  » exécuter  » les systèmes de prépension qui facilitent les départs précoces ? Vous allez refuser les prépensions à 50 et même à 48 ans négociées dans le cadre des licenciements à Ford Genk ?

Le système des prépensions n’est pas tenable. La loi-programme développe déjà des alternatives. Nous allons encourager financièrement des  » ponts  » facilitant, par exemple, les passages d’une entreprise en restructuration vers un autre employeur. Les travailleurs touchés bénéficieront, pendant quelques trimestres, d’une réduction de leurs cotisations sociales personnelles. Il y aura des ponts entre l’entreprise restructurante et un nouvel employeur. La première se verra rembourser ses frais d’outplacement en cas de succès. Ces alternatives nous permettront de changer le système de la pension anticipée.

Vous allez tout droit à une confrontation avec les syndicats qui veulent préserver les prépensions. Ne craignez-vous pas les mêmes mouvements sociaux que ceux qu’on a observés dernièrement en Autriche, en France et en Italie ?

Je ne propose pas d’augmenter l’âge de la pension ! Le problème est que nous avons un trop faible taux d’activité parmi les travailleurs de plus de 55 ans. Nous sommes hyper-actifs entre 25 et 45 ans : parmi cette cohorte, notre taux d’activité est supérieur de 5 % à la moyenne européenne. On presse le citron et puis bye bye ! Notez que le directeur général reste lui, généralement. Même abstraction faite des problèmes de financement des pensions, ce n’est pas sain. Nous devons repenser le cycle de la vie.

Comment ?

En créant de l’emploi d’abord. Des emplois de qualité pour les personnes âgées en particulier, des formules de travail à mi-temps, du crédit-temps…

Au détriment de jeunes ?

Le marché de l’emploi n’est pas un gâteau dont on répartirait les morceaux. Prétendre que si on crée plus d’emplois pour les personnes âgées il y aura moins d’emplois pour les jeunes, c’est un raisonnement malthusien qui est faux. Les pays qui ont un gros déficit d’emplois parmi les plus âgés l’ont aussi parmi les jeunes. C’est lié. Si on crée plus d’opportunités parmi les premiers, ce ne sera pas au détriment des seconds. Ce sont d’autres types d’emplois qu’on va créer.

Des emplois pour pensionnés ? Des jobs qui permettraient de cumuler sans restriction la pension avec des revenus professionnels ?

Je suis favorable à la libéralisation du travail autorisé des pensionnés. Mais seulement à partir de l’âge légal de la pension. Donc 65 ans pour les hommes et, actuellement, 63 ans pour les femmes. Mais pas avant. Cela créerait des effets pervers.

Et les allocations de travail, ces compléments de salaire connues sous le nom Activa, pourront-elles bénéficier aux prépensionnés s’ils retrouvent un emploi comme elles bénéficient déjà aux chômeurs ?

Oui. Il faut régler cela.

La suppression de l’interdiction du cumul pension de retraite-travail rémunéré, du moins la suppression des limitations actuelles, ne servira-t-elle pas de prétexte pour diminuer les pensions ou introduire une pension forfaitaire unique que chacun devait compléter individuellement ?

Je comprends cette crainte. Mais je veux que les gens aient le choix et pour cela il faut d’abord garantir des pensions décentes permettant à celui qui veut ou qui doit se la couler douce de le faire. Et puis, il y a un argument de justice. Les interdictions de cumul existantes ne concernent pas les dividendes, les héritages. Ni les astucieux qui constituent une société de management. Par contre, on sanctionne les braves gens qui montent sur un toit et qui ont un problème avec leur voisin qui les dénonce à l’Inspection sociale. On sanctionne le type qui se fait 25 euros le dimanche après-midi à la buvette du club de football. S’il oublie de déclarer la chose, il perd sa pension de tout un mois. Cela, c’est scandaleux et je veux en finir avec ce système où on ne peut sanctionner que ce qui se voit.

L’encouragement que vous avez organisé aux pensions complémentaires n’est-il pas un autre signe avant-coureur d’une prochaine réduction des pensions légales qui, déjà, ne suivent plus le bien-être général ? Et pour les jeunes n’est-ce pas le signal qu’ils doivent payer deux fois : des cotisations pour les retraités dans le système de répartition et des moyens d’épargne pour leur propre pension future ?

La pension légale est le premier pilier de pension. Il doit le rester et je veux le consolider. C’est le but de la politique budgétaire et de la politique de l’emploi. Les montants des pensions doivent être liés au bien-être. Mais les plafonds de calcul et l’individualisation, c’est-à-dire la généralisation de la pension au taux  » isolé « , en conséquence de la féminisation du travail, sont des phénomènes qui accentuent l’écart entre le dernier salaire perçu et la pension de retraite. Dès lors, les gens voient de plus en plus les pensions complémentaires, dites du deuxième pilier, comme une cerise sur le gâteau. Partant de là, on avait le choix. Ou bien on faisait, comme les Américains et les Britanniques, des K41, des comptes individuels sur lesquels les employeurs versent un peu d’argent sans aucune surveillance, sans aucune information, sans aucune garantie de rendement, sans aucun droit d’inspection des syndicats, etc. Les libéraux flamands voulaient cela. Ou bien on socialisait la réponse. J’ai gagné là-dessus et cela n’a pas fait plaisir à la FEB. J’ai interdit que les patrons fassent encore des promesses individuelles en matière de pension complémentaire et j’en ai fait l’objet de négociations collectives de manière à ce que le maximum de travailleurs, quels que soient leur statut, leur secteur ou le type d’entreprise, puissent en bénéficier. Certains secteurs comme l’alimentation ou les carrossiers ou encore les électriciens des PME ont saisi la perche. J’aimerais que les syndicats d’autres secteurs la saisissent à leur tour et consomment cette victoire. Pour éviter qu’un jour un autre ministre des Pensions ne dise : ôCette idée collectiviste de Vandenbroucke, cela ne marche pas ; individualisons cela ! » Ce serait grave, car ma politique permet de combattre les inégalités.

Pierre Schöffers

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