Sophie Dutordoir (GDF Suez), femme d’influence

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

A 47 ans, elle est directrice générale d’Electrabel. Seule femme au sein de la direction de l’électricien, son pouvoir est réputé énorme, bien qu’il soit difficilement mesurable. Elle savoure, dans sa composante la plus brute, le délicieux sentiment d’influencer le cours des choses.

Cet après-midi-là, boulevard de la Régence, au 8e étage, la porte de son bureau est ouverte. Il en est presque toujours ainsi. Il est 14 heures et Sophie Dutordoir entame déjà sa neuvième heure de travail. Atmosphère studieuse. Des dossiers et des notes manuscrites, ordonnés sur une simple table en bois clair. De grandes fenêtres dénudées donnent sur le gris de la capitale. Une carte du monde, et deux dessins d’enfant couvrent les murs. La  » pédégère  » est maman d’un petit Lucas de 7 ans.  » Il y a le boulot. Le reste, c’est pour ma famille « , dit-elle volontiers. La cadence que lui impose son rang de businesswoman l’oblige à des horaires très organisés.  » Je n’ai pas besoin de beaucoup de sommeil. « 

L’entretien peut commencer. Elle l’a bien préparé. Sophie Dutordoir est ainsi : elle n’aime pas l’improvisation. N’y voyons aucun signe de méfiance de la part de cette bonne vivante, joviale et d’une exquise courtoisie. On s’attendait à rencontrer une dirigeante pressée, carrée, distante, froide. Malgré une allure plutôt sobre, elle révèle un côté informel, proche des gens, qui séduit. Pour un peu, après quelques phrases échangées, on serait presque tenté de l’appeler par son prénom.

Bourreau de travail

Erreur grossière ! Cette femme a en main le pôle Benelux-Allemagne de GDF Suez – dirigé hier par Jean-Pierre Hansen -, l’héritier d’Electrabel où sont logés les réacteurs nucléaires, environ 15 % du chiffre d’affaires du groupe franco-belge et qui emploie 9 500 personnes. Elle est aussi l’unique femme de sa direction générale qui compte 12 membres. Ceux qui ne voient en elle qu’une Madame Tout-le-monde auraient tout faux. Certains, mieux inspirés, lui trouvent une personnalité à la Angela Merkel : discrète, guère bling-bling (elle ne se maquille pas), directe, un bourreau de travail.  » Elle fait preuve d’une capacité phénoménale à mobiliser toutes ses ressources – ses réseaux comme ses équipes. Rien ne la détourne de l’objectif qu’elle s’est fixé « , commente un collaborateur.

Et si Sophie Dutordoir avait simplement quelque chose de particulier, un petit plus ? L’an dernier, le magazine Trends la classait en tête des femmes d’affaires les plus puissantes du pays. Ce palmarès, elle le considère comme une reconnaissance du groupe. La dame, en tout cas, détient l’un des plus beaux carnets d’adresses du pays. Un coup d’£il sur son CV permet d’en prendre la mesure. Tout comme la liste de ses mandats : membre du comité de direction de la FEB, membre du conseil de la Hogeschool Universiteit Brussel, administrateur au Festival van Vlaanderen. Ajoutez-y un modèle atypique : directrice dans un secteur dominé par les hommes, romaniste dans une entreprise qui valorise traditionnellement ses ingénieurs. A l’écouter, être une femme n’a jamais été un frein. Elle n’est pas fascinée par le système des quotas.  » On risque de passer à côté des vrais talents des personnes concernées.  »

Pour comprendre cette ambition solide et cette force de caractère, il faut retourner à son enfance. Sophie Dutordoir naît à Gand en 1962. Père médecin, mère infirmière, milieu petit-bourgeois, où la vie tourne autour de la tribu. Sophie Dutordoir est la dernière de six enfants (dont quatre garçons). Déjà, elle ne fait rien comme les autres. La fillette, rebelle, est animée par une volonté d’être toujours la meilleure. Elle n’entrera pas à Polytechnique mais fera des études littéraires, quand la s£ur aînée et ses frères se lancent dans des carrières médicales.  » Mes parents voulaient que j’entre à l’Ecole militaire pour y être ingénieure, car ils pensaient que j’avais besoin de discipline. Ma mère détestait que je mette mes chaussures sur la table pour les lacer.  » Une mère qui trouvait, par ailleurs,  » qu’elle marchait comme un éléphant  » et l’enverra suivre des cours de ballet.

Personne, en tout cas, n’a oublié la jeune fille qui arpentait les couloirs du château de Val Duchesse. En réponse à une petite annonce, elle avait atterri au 16, rue de la Loi : pour le compte d’une société d’informatique, la jeune diplômée de 22 ans a initié tous les ministres de l’époque au système Bistel, précurseur d’Internet.  » Madame Bistel  » y était, paraît-il, très appréciée. Au point de rester durant six ans porte-parole et conseillère du Premier ministre Wilfried Martens, puis chez Wivina Demeester et Daniel Coens. Tous CVP.  » Je n’ai jamais voulu dépendre de rien ni de personne, et dans le monde politique une dépendance peut se créer.  » L’ex-sherpa y a-t-elle conservé de précieuses amitiés ?  » Elle est très  » vieux copains  » en tout cas « , lâche un complice.

En 1990, elle entre chez Ebes, en charge de la communication. Très vite, Ebes, Unerg et Intercom fusionnent pour créer Electrabel. Elle y conduit les relations extérieures, plus tard la communication, interne et externe, puis passera à l’opérationnel, comme responsable du  » Marketing & Sales « , à l’époque où le secteur entame sa libéralisation.  » C’est une femme ambitieuse, déclare un ancien collègue, et je le dis comme un compliment.  » Jean-Pierre Hansen, le complice, le mentor, la remarque. Les deux se connaissent depuis vingt ans et ne se sont jamais quittés. Sauf, en mai 2007, durant son mandat à la tête de Fluxys, la société qui gère le transport du gaz en Belgique. Sophie Dutordoir ne cache pas qu’elle aime le pouvoir.  » Je rêvais de passer aux commandes, diriger 1 500 personnes, avec de plus grandes responsabilités.  » Après un an et demi chez Fluxys, où elle faisait bien son job – les avis sont unanimes – la manager rejoint son ex-employeur. C’est Hansen qui la rapatrie.  » J’ai rejoint le groupe parce qu’il me le demandait et parce que l’éventail des « possibles » y était plus large ! Je n’ai aucune ambition, sauf celle de me trouver une heure sur la semaine.  » Loyale à  » Jean-Pierre  » ? Avec Hansen, elle partage même les inimitiés, notamment à l’égard du régulateur fédéral du marché de l’énergie. A la direction de Fluxys, ses relations avec la Creg auraient pris une mauvaise tournure. Pourquoi ? Sur cette question, elle ne s’étend pas.  » Une bonne question mérite une bonne réponse.  » Tout comme elle n’offrira qu’une brève remarque sur l’incertitude planant sur la prolongation des centrales nucléaires, suite à la chute du gouvernement [ NDLR : le protocole d’accord entre l’Etat fédéral et GDF Suez n’avait pas encore été coulé en loi-programme].  » Tout le monde continue de défendre cet accord, tant le gouvernement que le groupe. Nous reprendrons, avec le nouveau gouvernement, les discussions sur la base de cet accord-là, qui ne s’est pas écrit en une nuit ! Ce sont des mois de négociations.  »

Voilà qui colle à sa réputation de fonceuse, au parler franc.  » Elle n’aime pas les médiocres, mais, pour l’entreprise, elle est toujours prête à s’engager et à aider « , détaille un cadre.  » Elle ne tourne pas autour du pot « , poursuit un proche. Un bulldozer ?  » Il faut s’habituer… C’est net et précis, sans tiroirs rhétoriques à double fond. Mais elle n’est pas impulsive.  »  » Une bonne discussion, même conflictuelle, est toujours préférable à la frustration engendrée par le non-dit et la crainte « , affirme l’intéressée. Au bureau, elle ne s’autorise aucune remarque personnelle, aucune confidence.

 » Lui, c’est lui, moi, c’est moi « 

Depuis son retour chez GDF Suez, en janvier 2009, on a aussi compris que personne ne parviendrait à la débaucher, tant sa loyauté envers Jean-Pierre Hansen et le groupe est sincère. Reste qu’elle passe pour la  » protégée « , le  » poulain  » de l’ex-PDG. On l’imaginait d’ailleurs lui succéder. De fait, Jean-Pierre Hansen s’est allégé de ses principaux mandats opérationnels. Il a cédé la direction de la division  » Energie Europe & International – près de 40 % du chiffre d’affaires de GDF Suez – à Dirk Beeuwsaert (qui le remplace également au comité de direction). Le fameux pôle  » Benelux et Allemagne  » ira à Sophie Dutordoir.  » Je suis fière de porter l’héritage de Jean-Pierre, mais à chacun son style. Comme on dit : lui, c’est lui, moi, c’est moi.  » Mais Dirk Beeuwsaert est à trois ans de la retraite. C’est sans doute bien sur elle que repose le futur d’Electrabel. A elle de préserver les intérêts nationaux, de s’imposer au sein du groupe français. Sinon, on pourrait voir un Parisien s’installer dans son fauteuil bruxellois ?

SORAYA GHALI

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