A la maison, nous étions tous très embêtés ; nous devions partir demain matin chez mémé, qui habite très très loin, pour y passer trois jours, et tante Dorothée a téléphoné pour dire qu’elle était malade et qu’elle voulait que papa et maman aillent la voir. Tante Dorothée aussi habite très loin. De la famille, il n’y a que papa et maman et moi qui n’habitons pas loin.
– Qu’est-ce que nous allons faire ? a dit maman. Maman se faisait une telle fête de nous voirà Surtout Nicolasà
– Eh bien, a dit papa, tu n’as qu’à prévenir Dorothée que nous ne pourrons pas aller chez elle. Après tout, une grippe, ce n’est pas tellement grave. Parce qu’elle parle de pneumonie, mais je connais Dorothée, c’est une grippe.
– Mais nous ne pouvons pas faire ça, a dit maman. Moi aussi je connais Dorothée ; si nous n’y allons pas, ça va faire un drame. Et puis, elle est toute seule, la pauvreà
– Mais non, elle n’est pas seule ! a crié papa. Elle a des amies, Dorothée. D’ailleurs, entre nous, je me suis toujours demandé comment elle pouvait avoir des amies, avec son caractère !
– Ce n’est pas le moment de nous disputer au sujet de la famille, a dit maman. Le fait est que nous ne pouvons pas refuser d’aller chez Dorothée.
– Eh bien, allons chez Dorothée, a dit papa. Tu sais, moi, aller chez Dorothée ou chez ta mèreà
– Oh, ça, je sais, a dit maman. Si ton frère Eugène t’appelait, tu irais, même s’il fallait que tu te traînes sur les genoux pendant des kilomètres ; mais la question n’est pas làà Qu’allons-nous faire de Nicolas ? Nous ne pouvons pas l’emmener chez Dorothée. D’abord, ce ne serait pas amusant pour lui, ensuite, tu sais comment est Dorothée, surtout quand elle est mala-de ; elle ne supporte pas le moindre bruit, et elle n’a aucune patience avec les enfants. Et nous ne pouvons pas laisser Nicolas à la maison tout seulà A qui le confier ? Ah, si tu ne t’étais pas fâché avec Blédurtà Peut-être que si j’allais lui demanderà
– Demander un service à Blédurt ? a crié papa. Jamais de la vie ! C’est à lui de venir me demander pardon ! Sans blague !
Maman a fait un soupir, papa s’est frotté le menton, il m’a regardé, il a regardé maman, et puis il a dit :
– J’ai bien une idée, mais il faut que Nicolas soit d’accord.
– Quelle idée ? nous avons demandé, maman et moi.
– Eh bien voilà, a dit papa. Nicolas pourrait aller seul chez ta mère.
– Seul, a crié mamanà Comment, seul ?
– C’est très simple, a expliqué papa. Demain matin, nous le mettons dans le train, je parle au contrôleur pour qu’il s’occupe de lui, et nous prévenons ta mère pour qu’elle aille le chercher à l’arrivée. Il n’y a pas à changer, c’est direct, et puis Nicolas est un grand garçon, n’est-ce pas, Nicolas ?
– Oh oui ! j’ai crié.
– Mais c’est de la folie ! a crié maman.
– Oh oui, dis, maman, oh oui, s’il te plaît ! j’ai crié.
– Non, non et non ! a dit maman.
– Alors je ne sais pas ce que nous allons faire, a dit papa.
– Oh oui, oh oui ! j’ai crié. Je veux aller seul chez mémé ! Je veux aller seul chez mémé !
Et puis je me suis mis à courir dans le salon, et je pensais que ce serait drôlement chouette de raconter aux copains de l’école que j’avais pris le train tout seul. Ils en feront une tête, tiens !
– Mais il est si petit, a dit maman.
– Non, je ne suis pas petit ! j’ai crié.
– Et puis, a dit papa, n’oublie pas qu’il a déjà voyagé sans nous quand il est allé en colonie de vacances.
– Il n’était pas seul, a dit maman. Il y avait des dizaines d’enfants et des moniteurs pour les surveillerà Et puis, comment allons-nous faire pour le retour ?
– Pour le retour, a dit papa, c’est très facile ; de chez Dorothée, nous irons en voiture chez ta mère chercher Nicolas, et nous reviendrons tous les trois ensemble à la maison.
– Chic ! Chic ! j’ai crié.
J’ai encore couru un coup autour de la petite table où il y a la lampe, et maman a dit que bon, qu’elle allait téléphoner à sa mère, et que si mémé était d’accord, alors, on verrait.
Quand maman a eu mémé au téléphone, elle lui a expliqué l’histoire de Dorothée, et puis elle lui a dit pour moi.
– C’est la seule solution, maman, a dit maman. Nous avons retourné la situation dans tous les sens, età Mais oui, je sais bien qu’il est petità Ouià Mais ouià, je saisà Ecoute, mamanà Tu veux m’écouter ?à Bon. C’est ça, ou rien. Tu as peut-être raison, remarque, mais si tu n’es pas d’accord, nous ne pourrons pas venir, comme promis. Ni nous ni Nicolasà
Moi, j’étais drôlement impatient, et je faisais des tas de gestes avec les mains, et puis je courais autour de maman, et puis maman a dit :
– Bon. Oui, nous le mettrons dans le train de 8 heures 27à Mais oui, nous préviendrons le chef du trainà C’est çaà Et nous viendrons le chercher dimancheà Je t’embrasseà Mais oui ! Mais oui !
Maman a raccroché le téléphone, elle m’a regardé, et elle a dit :
– Ta mémé est d’accord, Nicolas ; tu prendras le train tout seul.
Alors, j’ai eu drôlement peur.
Maman a dit qu’il fallait passer à table, parce que demain on allait se lever de bonne heure, et moi je n’avais pas faim du tout, et pendant le dîner, personne ne parlait, et puis après, papa m’a demandé :
– Tu n’as pas peur, au moins ?
Moi, j’ai fait non avec la tête.
– Mais bien sûr, a dit papa. Mon Nicolas est un homme ; un homme ça n’a pas peur. Et puis tu vas voir, tout va très bien se passer ; allons, au dodo, grand voyageur !
En sortant de table, je suis allé vers le téléphone, et maman m’a demandé :
– Qu’est-ce que tu fais, Nicolas ?
– Ben, j’ai dit, je vais téléphoner à Alceste pour lui raconter.
– Laisse ton copain Alceste tranquille, a dit papa en rigolant. Tu lui raconteras tes aventures au retour. Maintenant, va te coucher, parce que demain tu as une journée fatigante qui t’attend !
Je suis allé me coucher, et j’étais très énervé, et puis j’avais une boule dans la gorge, parce que c’est vrai, partir seul, comme ça, c’est peut-être très bien, mais si on rate la gare où on doit descendre, ou si mémé n’est pas à la gare pour m’attendre, alors là, qu’est-ce que je vais faire, et je n’arrivais pas à m’endormir, et puis la lumière s’est allumée et maman était penchée sur moi, et elle me disait :
– Debout paresseux ! Il est tard. Dépêche-toi si tu ne veux pas rater ton train.
Dans l’auto, en allant à la gare, maman me donnait des tas de conseils ; elle me disait de bien faire attention de descendre à la gare où m’attendait mémé, de ne pas me promener dans les couloirs du train, de ne pas parler avec des inconnus, d’être très prudent en descendant du wagon, et de téléphoner chez Dorothée dès que je serais arrivé chez mémé.
– Mais laisse-le donc tranquille, a dit papa. Il se débrouillera très bien. Pas vrai, Nicolas ?
Moi, j’ai fait oui avec la tête.
A la gare, papa a acheté mon billet, et puis maman m’a fait choisir des illustrés pour lire dans le train. Moi, je serrais très fort la main de papa, et j’avais une boule terrible dans la gorge, et puis, je n’avais plus tellement envie d’aller chez mémé. Sur le quai, il y avait des tas de monde, et puis papa a vu le contrôleur, il est allé lui parler, et puis après, il est revenu avec lui.
– Le voilà, notre passager ? a demandé le contrôleur en rigolant. Eh bien, ne vous inquiétez pas, je m’occupe de lui, et il sera livré à destination sans dommage. Nous sommes habitués.
Le contrôleur m’a passé sa main dans les cheveux, et il s’est retourné pour expliquer à une dame que c’était bien le train de 8 heures 27, mais oui madame, qu’il en était sûr.
– Alors, c’est entendu, Nicolas ? m’a dit maman. N’oublie pas de descendre à la gare de mémé, ne te promène pas dans les couloirs du train, ne parle pas avec des inconnus, fais bien attention en descendant du wagon, et téléphone-nous chez tante Dorothée, dès queà
– Tu lui as déjà dit tout ça, a dit papa. Montons dans le train, maintenant.
Nous sommes montés dans le wagon, nous sommes arrivés devant un compartiment, et papa a dit que c’était ici, et que j’avais une place à côté de la fenêtre.
– Ce sera très bien, a dit papa. Comme ça, tu pourras regarder passer les vaches.
Papa a mis ma valise dans le filet, maman m’a donné les illustrés, le paquet avec le pain, le chocolat et la banane, elle m’a dit de faire attention de descendre à la gare de mémé, de ne pas parler avec des gens que je ne connaissais pas, d’être très prudent en descendant du wagon, et surtout, surtout, de ne pas oublier de téléphoner chez Dorothée dès que je serais arrivé.
– C’est l’heure, a dit papa. Bon voyage, mon lapin, mon grand garçon.
– Oh ! Ecoute, a dit maman. C’est de la folie. Si je parlais moi-même à Blédurtà
– Allons, allons, le train va partir ! a dit papa.
J’avais pas du tout envie de partir. Moi, ce que je voulais, c’était aller chez tante Dorothée avec papa et maman, et puis papa et maman m’ont embrassé des tas de fois, et puis maman m’a donné des tas de conseils que je n’ai pas entendus, et puis papa a pris maman par le bras, et puis ils sont sortis du compartiment, et puis je les ai vus sur le quai, et puis ils n’avaient pas l’air de rigoler, même papa qui avait pourtant un grand sourire sur la bouche, et puis le train a commencé à marcher, et moi j’avais drôlement envie de pleurer.
Il y avait un tas de gens dans le compartiment, mais moi je n’osais pas les regarder, et j’avais la figure vers la fenêtre, et je serrais très fort les illustrés et le paquet avec le pain, le chocolat et la banane, et j’avais drôlement peur de m’endormir et de rater la gare de mémé, et puis les gens dans le compartiment ne disaient rien et ils lisaient des journaux, et là où j’ai été drôlement content, c’est quand la porte s’est ouverte, et le contrôleur est entré pour prendre les billets, et il m’a dit :
– Alors, ça va comme tu veux, mon bonhomme ? Allons, t’en fais pas ; je viendrai te chercher au moment de descendre. D’accord ?
Et puis, c’est dommage, le contrôleur est parti, et j’avais peur qu’il oublie de venir me chercher. Les gens du compartiment me regardaient, et il y en avait plusieurs qui faisaient des sourires, surtout une grosse dame, et moi j’ai regardé par la fenêtre, et il y avait des fabriques, et des fils de téléphone qui montaient et qui descendaient tout le temps, et je demanderai à mémé de me laisser téléphoner à Alceste après avoir appelé papa et maman chez tante Dorothée.
Il y a eu d’autres fabriques, et des gares, et des maisons, et des champs, et pendant que personne ne regardait, j’ai jeté sous la banquette le paquet, parce que je n’avais pas faim, et le papier était tout taché et j’avais plein de chocolat sur les mains. Je me suis essuyé avec un illustré, que j’ai jeté aussi sous la banquette, et je me demandais ce que j’allais faire si mémé ne m’attendait pas à la gare, et on a passé sur un pont qui faisait un drôle de bruit, et moi je le connais ce pont, et j’avais bien envie d’aller dans le couloir chercher le contrôleur pour lui dire de ne pas oublier de venir me prévenir que nous arrivions, et puis, chouette, le contrôleur est entré dans le compartiment, et puis il m’a dit :
– Nous y sommes presque, bonhomme ! Je vais descendre ta valise. Ne bouge pas.
Et puis, en tenant ma valise, le contrôleur m’a accompagné jusqu’à la porte du wagon, le train s’est mis à marcher doucement, nous sommes arrivés à la gare, et là, sur le quai, j’ai vu, oh ! que c’était chouette, mémé qui regardait et qui avait l’air inquiète comme tout.
– Mon lapin ! Mon chou ! Mon chéri ! Mon poussin ! criait mémé en m’embrassant. Comme j’étais inquiète ! Comme je suis fière de toi, mon grand garçon qui voyage tout seul. Ce que tu as dû avoir peur, mon pauvre petit bout de sucre !
– Ben non, j’ai dit.
Et puis nous sommes sortis de la gare, mémé m’a donné la main, et je l’ai aidée à traverser la rue. l
Extrait d’Histoires inédites du Petit Nicolas, volume 2.
Imav éditions 2006.
Copyright : Imav Editions/Goscinny-Sempé.
> La semaine prochaine : Le Dentiste.
par rené goscinny et jean-jacques sempé