Scènes sauvages et policiers en péril

Le Vif/L’Express était présent au poste de commandement de la police de Bruxelles lorsque la manifestation nationale du 6 novembre a débuté. Animée des meilleures intentions, la manif a tourné à la catastrophe pour les policiers engagés à la Porte de Hal.

« A l’heure qu’il est, un collègue a peut-être perdu la vue (NDLR : il l’a recouvrée depuis) et un autre, de 35 ans, marié et père d’un jeune enfant, a reçu un pavé sur la tête « , s’indigne le commissaire Saad Amrani, 46 ans, attaché à la direction générale de la police locale de Bruxelles-Capitale-Ixelles, au soir de la manifestation du 6 novembre. Il est 17 heures. Les nouvelles ne sont pas bonnes. Beaucoup de policiers blessés. Aujourd’hui, le bilan s’arrête à 124 blessés et 13 arrestations parmi les fauteurs de troubles : dockers, anarchistes…

Tout avait pourtant été soigneusement préparé. Mardi 4 novembre, dans la grande salle carrée de la FGTB, rue Haute, à Bruxelles, Christine Bartholomi, directrice administrative de la FGTB, briefe ses troupes. Vingt ans que, dans les coulisses des manifs du syndicat socialiste, elle prépare méticuleusement les itinéraires, la logistique, les contacts avec la police, la disposition des équipes de stewards tout au long du parcours. Veille à la sécurité de tous. Ce jour-là ne sont présents qu’une toute petite partie des 400 membres du personnel syndical, toutes obédiences confondues, qui, le surlendemain, vont encadrer le cortège : deux fois 180 stewards pour la FGTB et la CSC, 50 pour la CGSLB. L’assistance boit les paroles de la cheffe, sûre d’elle, pro.  » N’oubliez pas vos bouchons d’oreille « , clôture-t-elle. Plus sérieuse :  » Et ne jouez pas les héros « .

A l’extrémité de la table qui fait face au personnel, elle présente les inspecteurs en civil Hans M. et Nikita P., du service des Renseignements généraux ( » service infos « ) de la police de Bruxelles-Capitale-Ixelles, dite PolBru. Hans rappelle les points critiques de l’itinéraire (le siège du MR) et l’attitude à adopter face aux dockers anversois de mauvaise réputation.  » S’ils veulent prendre la tête, les laisser partir pour mieux les isoler. » Lui marchera en tête de la manif, en civil comme toujours, à côté de la responsable syndicale. Avec sa connaissance fine des acteurs sociaux, religieux, ethniques, politiques qui composent la mosaïque bruxelloise, son  » service infos  » a déjà permis de désamorcer bien des conflits. C’est la base du maintien de l’ordre à la bruxelloise : la confiance mutuelle entre les organisateurs et la police.

Pile-poil dans la philosophie de  » gestion négociée de l’espace public  » que la ministre de l’Intérieur de l’époque, en 2011, Annemie Turtelboom (Open VLD) a couchée dans la circulaire CP4. Elle était enseignée dans toutes les académies de police du pays déjà depuis 2001. Une philosophie extrêmement démocratique, qui fait de la police un partenaire sincère des organisateurs d’événements, qu’ils soient revendicatifs ou festifs :  » Appliquer la fonction de police orientée vers la communauté dans le domaine de l’ordre public signifie avant tout que l’organisateur, les autorités, les services de police et éventuellement d’autres partenaires créent ensemble les conditions d’un déroulement sûr et aisé où les droits et libertés fondamentaux, en particulier la liberté d’expression et de réunion, sont totalement respectés.  »

Au coeur du Bunker…

Jusqu’au 6 novembre, Bruxelles offrait la démonstration que cette approche tout en souplesse, à l’image du célèbre compromis à la belge, offrait de meilleurs résultats que les épreuves de force musclées, quand les policiers vont directement au contact des manifestants avec matraques, grenades d’attaques, gaz lacrymogènes, chiens, etc.  » Chaque année, rappelle le commissaire Amrani, plus de 600 manifestations, environ 40 % pour des motifs belgo-belges et 60 % en lien avec l’actualité européenne ou internationale, se déroulent à Bruxelles. La plupart du temps, sans incident ni recours à un nombre démesuré de fonctionnaires de police.  » Par comparaison, le dernier sommet international qui s’est tenu à La Haye, en mars 2014, a nécessité l’engagement de 14 000 hommes (dont des soldats). Bruxelles, qui a reçu Barack Obama le 26 mars dernier, en a mobilisé beaucoup moins. C’est une recette qui s’exporte. Le commissaire Amrani est souvent invité à l’étranger pour présenter le modèle belge de maintien de l’ordre :  » Lors d’échanges avec diverses forces de police à l’étranger sur la gestion des manifestations et leurs nouveaux défis, nous mettons en avant la plus-value de la gestion négociée de l’espace public, sans perdre de vue ses limites.  »

Que s’est-il passé le 6 novembre pour que cette belle réputation se fracasse du côté de la Porte de Hal ? Le Vif/L’Express avait reçu, ce jour-là, l’autorisation de pénétrer dans le Bunker, le poste de commandement qui, lors de grands événements dans la capitale, s’installe dans un bâtiment anonyme du Parc des expositions de Bruxelles, au Heysel. A 9 heures, le bureau dit du bourgmestre (dont celui-ci est absent) et la salle de briefing garnie de fauteuils vert pomme, de thermos de café et de viennoiseries sont encore déserts. Mais au bout du couloir, la crisis room bourdonne déjà. En principe, le bourgmestre n’y est pas admis, pour garder le recul nécessaire. Le commissaire Saad Amrani nous désigne les places de la police fédérale, de la Sûreté de l’Etat, du procureur du Roi, de la Croix-Rouge, des pompiers, des Renseignements généraux, de la porte-parole… Aujourd’hui, c’est le chef de corps de la police de Bruxelles-Ixelles, Guido Van Wymersch, qui est  » Gold « . Gold Commander. Il dirige tout, y compris la police fédérale, dont le directeur-coordinateur, Jacques Deveaux, est déjà là. Gold ou son délégué, en l’occurrence Michel Goovaerts, directeur général des opérations, doivent diriger la manoeuvre sur le terrain, en lien direct avec le bourgmestre, l’autorité administrative sans laquelle aucune décision stratégique, même l’engagement d’une arroseuse, ne peut être prise (lire page 22 sur le rôle d’Yvan Mayeur).  » Il faut un maximum de partenaires en présence pour qu’ils puissent se parler en se regardant dans les yeux « , explique le commissaire Amrani.

Alignés le long d’un mur, les  » Renseignements généraux  » suivent en direct les réseaux sociaux,  » un défi mais aussi une opportunité en matière de maintien de l’ordre « , souligne le commissaire. Au-dessus d’eux, défilent, sur un grand écran, les informations qu’envoient les policiers sur le terrain, minute par minute. Un autre mur est entièrement tapissé d’écrans qui retransmettent les images de la centaine de caméras de surveillance disséminées le long de la manifestation et celles envoyées par l’hélicoptère Rago, d’une incroyable précision, lorsque l’opérateur zoome sur un point. Autour de la grande table centrale, d’autres professionnels sont concentrés sur leurs écrans. Le numéro 2 de la hiérarchie policière, Michel Goovaerts, confie qu’une telle journée n’est pas exempte de risques :  » Bruxelles peut brûler « .

Comme pour valider son inquiétude, des policiers fédéraux déboulent dans la pièce en combat shoes et saluent leurs collègues, la mine fermée. A 10 heures, une policière lance en néerlandais l’information que tout le monde redoutait :  » Quatre cent cinquante dockers sont montés dans le train à Anvers, ils ont déjà bu et ont des bâtons et des feux de Bengale.  » Ces hommes, sous dossard orange, affiliés principalement à la FGTB, ont déjà causé de gros ennuis à l’Euromanif d’avril dernier, au rond-point Schuman. Ils sont réputés incontrôlables.

Retour au  » bureau du bourgmestre « , où Saad Amrani poursuit ses explications.  » Le principe est de laisser la manifestation se dérouler sans présence policière visible, de façon à ne pas offrir de prise aux manifestants qui voudraient en découdre avec les forces de l’ordre. Les policiers sont présents en profondeur, prêts à intervenir. Mais, face à des noyaux durs, la méthode a ses limites « , concède le commissaire.

… avant de rejoindre la manif

Vérification sur place. Le serpent rouge-vert-bleu qui, vu d’hélicoptère, s’étalait lentement sur les boulevards, avance à une vitesse surprenante, lorsqu’on arrive à sa hauteur. A 13 heures, nous avons rejoint Hans M. ( » service infos « ), un peu plus loin que la Bourse. Des milliers de marcheurs l’ont dépassé. Les stewards FGTB postés le long du parcours ne savent pas où se trouve Christine Bartholomi, la directrice administrative. Des pétards éclatent. Une sourde violence émane de trublions dispersés ou se déplaçant en groupe, créant déjà un climat d’insécurité.

Un groupe de dockers d’Anvers s’est enfoncé dans l’épaisseur du quartier populaire proche de la place Anneessens, rue de la Verdure, puis rue du Vautour. Nous le suivons. Va-t-il trouver sa cible, les policiers qui, jusqu’à présent, ne se sont pas montrés ? Quand on s’en approche avec un appareil photo, les dockers deviennent menaçants, orduriers, exigent de voir les dernières photos. Ils balancent une barrière Nadar. Un petit commerçant du coin la replace et bombe le torse :  » Ce n’est pas votre quartier « . Toujours pas de policiers en vue…

On retrouve d’autres dockers et métallos sur l’esplanade de l’Europe, près de la gare du Midi. Ils se livrent à quelques excentricités, comme déloger les utilisateurs des toilettes de chantier en y introduisant des pétards. Ça les fait beaucoup rire. Les gens s’en écartent prudemment. Rudy De Leeuw, président de la FGTB, envahit l’écran et proclame le chiffre de 120 000. Cent vingt mille manifestants. Une totale réussite, la révélation du LuxLeaks appuyant son propos sur les inégalités sociales. Les discours des autres leaders syndicaux s’enchaînent, tandis que les manifestants repartent déjà en flux tendus vers la gare. Finie, la manif ?

Place Bara, un policier de la zone Midi nous désigne la Porte de Hal :  » Il y a des gens qui tapent sur les collègues avec des pieds de biche « , gémit-il. De fait, les événements prennent un mauvais tour. Le taxi qui doit nous ramener au Heysel s’approche de voitures en flammes, des longs jets d’autopompes. Une pagaille sans nom. Trois quarts d’heure plus tard, au Bunker, le commissaire Amrani résume :  » On a voulu préserver le droit de la majorité à manifester en traitant le groupe à risque, environ 400 personnes, en dehors de la manifestation. Jusque-là, c’était zéro incident. Cent vingt mille personnes ont cheminé de la gare du Nord à la gare du Midi de manière autorégulée. Une marée humaine, la moitié de la Marche blanche.  »

Dans l’après-midi, l’inquiétude s’est emparée du poste de commandement, quand les écrans ont craché des scènes sauvages d’affrontement, ou plutôt d’écrasement des malheureux policiers de Bruxelles-Ixelles, de la zone Midi, de la zone Montgomery, etc. Bilan : cent vingt-quatre policiers blessés et des dégâts matériels considérables aux biens de la collectivité et des particuliers. Les enquêtes judiciaires et administratives qui vont être lancées permettront de comprendre la chronologie des événements, le partage des responsabilités et, surtout, les leçons à tirer pour que Bruxelles reste un endroit où il fait bon manifester.  » L’élément nouveau, constate Saad Amrani, c’est le durcissement de la contestation sociale. Il faudrait, sans contaminer les autres marcheurs, adopter une approche spécifique à l’égard des groupes à risque, avec des moyens qui n’ont plus été utilisés depuis des années, afin de protéger l’intégrité physique de nos hommes, qui est pour nous une priorité absolue.  »

Par Marie-Cécile Royen

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