Chaque jour apporte une preuve de plus du chaos du monde et de l’impuissance des politiques. Aux Etats-Unis, le président Obama vient de perdre, dans les élections de midterm, tout pouvoir réel, jusqu’à la fin de son mandat, face à un Parlement passé entièrement entre les mains de ses adversaires les plus résolus. Et, dans ce pays, en l’absence d’un Premier ministre, la cohabitation tourne à la paralysie, comme d’ailleurs le voulaient les pères fondateurs des Etats-Unis, soucieux de ne pas voir se répéter dans l’ancienne colonie britannique l’expérience totalitaire d’un Cromwell. Pendant les deux prochaines années, nulle initiative, intérieure ou extérieure, civile ou militaire, ne pourra être lancée depuis Washington. Et même si le président dispose de quelques moyens propres, d’ordre purement normatif, il ne bénéficiera d’aucun relais financier pour mener à bien aucune réforme. Ses projets sociaux sont morts ; les ennemis de l’Amérique vont relever la tête et s’en donner à coeur joie.
En Europe, la mise au jour des secrets fiscaux du Luxembourg rappelle à ceux qui faisaient tout pour ne pas le voir que les Etats membres de l’Union, en concurrence les uns avec les autres pour attirer les entreprises et les emplois, réduisent au minimum les impôts sur les capitaux et les entreprises, au détriment des moyens nécessaires au fonctionnement des services publics et des contribuables. En conséquence, les pays européens, hyperendettés, sans Etat fédéral au-dessus d’eux, sans ressources, sont de plus en plus désarmés face aux exigences des marchés.
En France, un président à mi-mandat n’annonce comme réformes phares pour les deux ans à venir que des emplois sous-payés pour les seniors et gratuits pour les jeunes, sous le nom de » contrats aidés » et de » service civique « . Aucun autre projet. Ce qui se comprend, en raison de l’état des finances du pays, de l’enchevêtrement des groupes de pression et de l’assoupissement de la démocratie.
Partout, le marché devient plus fort et la démocratie, plus faible. C’est évidemment très dangereux pour cette dernière, qui meurt d’inanition. Mais cela l’est aussi pour le marché, car, sans démocratie, celui-ci ne peut fonctionner efficacement : il ne peut assurer seul ni le respect de la règle de droit ni la stabilité de l’environnement économique et social, condition de l’investissement. C’est la faiblesse de la démocratie qui provoque la déflation dans laquelle nous sommes en train de plonger, en refusant de la voir.
Chaque jour, chaque semaine, le moment de vérité approche davantage. Les Etats-Unis ne pourront longtemps rester politiquement paralysés. L’Europe ne pourra pas rester durablement avec une économie enlisée. La France ne tolérera pas éternellement tant d’inaction, de gaspillage et de talents en déshérence. Il est temps de réagir, de rendre plus vivante la démocratie, de penser à des projets ambitieux. Pour le monde, qui doit s’appuyer sur la faiblesse des Etats-Unis pour exiger une réforme des Nations unies. Pour l’Europe, qui doit profiter du scandale luxembourgeois pour mettre fin à la suicidaire concurrence fiscale entre les Etats membres, pour uniformiser les taux d’impôt sur le capital, les bénéfices et les plus-values et pour se doter des moyens d’une action industrielle commune. Pour la France, qui doit décider de se prendre en main et de réveiller sa démocratie, par un débat national, dans les partis et ailleurs, autour d’un grand projet pour le pays, à mettre en oeuvre après la prochaine présidentielle.
Si tout cela n’advient pas, comme il est vraisemblable, il faudra, à contrecoeur, s’en tenir à un gigantesque sauve-qui-peut.
par Jacques Attali