Saga des huissiers : tout ça pour ça…

Après les annulations du marché public des huissiers chargés de chasser les mauvais payeurs, la Région wallonne choisit de revenir aux pratiques du passé. Comme en atteste un courrier de l’administration fiscale que Le Vif/L’Express a recueilli.

Dans le dossier des huissiers wallons, l’administration fiscale du sud du pays aura fait preuve d’un rare amateurisme. Jusqu’au bout, le recrutement de ces officiers ministériels a été géré en dépit du bon sens. Contexte : réforme de l’Etat oblige, les taxes propres aux Régions sont de plus en plus nombreuses (redevance télé, déchets non ménagers, jeux et paris, circulation, mise en circulation, droits d’enregistrement, de succession, précompte immobilier…). Pour recouvrer ces impôts, les Régions ont le choix de l’administration : soit elles laissent le SPF Finances – au niveau fédéral donc – s’en charger et leur reverser ce qui leur est dû, soit elles s’en occupent elles-mêmes avec leurs propres fonctionnaires.

Ainsi, la Région flamande administre la quasi-totalité de ses taxes. Quant à la Région wallonne, elle a commencé par recouvrer elle-même les plus petites taxes avant de s’attaquer aux plus grosses. Depuis le 1er janvier 2014, les fonctionnaires de la Direction générale opérationnelle de la fiscalité, baptisée plus sommairement DG07, recouvrent de nouvelles taxes, à savoir la taxe de circulation, de mise en circulation et l’Eurovignette, ce qui représente un gros paquet de recettes. Pour convaincre les contribuables récalcitrants de payer l’impôt, cette administration missionnait des huissiers en fonction d’un système de désignation plutôt arbitraire qui confinait au copinage. Vu la multiplication des taxes à recouvrer et le nombre grandissant de mauvais payeurs, certains huissiers ont protesté en faisant valoir la législation de 2006 sur les marchés publics, qui inclut les professions juridiques.

Un marché a donc été lancé par la Région wallonne en décembre 2013. Celui-ci était divisé en douze lots territoriaux. Pour chacun des lots, il était prévu de désigner, pour une période de quatre ans, trois études d’huissiers qui se partageraient le contentieux. Les soumissionnaires ont remis leur offre début mars 2014. Ils étaient nombreux car le recouvrement des taxes est une mine d’or pour les huissiers. Le 4 septembre 2014, l’administration wallonne a publié l’attribution du marché. Mais, pour plusieurs lots, la décision a été directement attaquée devant le Conseil d’Etat. En cause : la Région avait introduit des sous-critères qui n’étaient pas prévus dans le cahier des charges mais qui pouvaient rapporter des points pour l’évaluation finale. Statuant en référé le 3 novembre, le Conseil d’Etat a suspendu le marché, pour huit des douze lots, arguant d’une inégalité flagrante de traitement.

La Région a donc opéré un nouveau classement en tenant compte des remarques de la haute juridiction administrative. La liste des candidats gagnants, qui n’avait pas changé, a été publiée le 5 mai dernier et… a, une nouvelle fois, fait l’objet d’un recours en extrême urgence. Dans sa seconde salve d’arrêts, le Conseil d’Etat a fait valoir deux erreurs de procédure élémentaires. D’abord, la tenue d’une réunion d’experts informatiques liés aux huissiers. Détail important : seuls les soumissionnaires qui avaient fait l’objet du premier classement (et donc aussi du second, puisqu’il est identique) étaient invités. Bref, il s’agissait là de contacts privilégiés entre le pouvoir adjudicateur et certains soumissionnaires, préalables à la décision d’attribution. Autre erreur : la Région avait retenu deux offres qui, sur la longueur de la présentation (176 pages au lieu de 5), ne respectaient pas le cahier des charges. Par conséquent, le marché s’est vu à nouveau suspendu pour les huit lots concernés. C’était au début de juillet dernier.

Régime de l’arbitraire

On en était resté là, avant les vacances parlementaires. Lors d’une dernière séance entre élus wallons, le député Ecolo Stéphane Hazée avait bien résumé la situation :  » Nous sommes dans le lac ! « , avait-il déclaré. Le ministre de la Fonction publique Christophe Lacroix (PS) avait, lui, constaté que le recours à un marché public était  » impraticable  » pour désigner les huissiers. Une manière de rejeter la faute sur des soumissionnaires mécontents et tatillons, alors que le Conseil d’Etat soulignait, à l’évidence, l’amateurisme de l’administration wallonne.

Comment sortir du lac ? La réponse se trouve dans un courrier, adressé le 30 juillet dernier par le patron de la DG07, qu’un vent favorable nous a apporté. Il s’agit d’une proposition de convention de collaboration envoyée à tous les soumissionnaires des huit lots dont l’attribution a été annulée. En clair, cette convention fixe les modalités de fonctionnement pour les huissiers intéressés par des missions de recouvrement de créances fiscales pour la Région, sans que soit précisé le moindre critère d’attribution des dossiers. Tout juste est-il indiqué :  » L’administration n’est en aucun cas tenue de confier à l’huissier un nombre minimal de dossiers de recouvrement.  » Bref, ce courrier marque un retour vers le passé. Pour la grande majorité des lots du marché, on en revient au régime de l’arbitraire. Plutôt que de faire son mea culpa, l’administration préfère s’asseoir sur les règles du marché public.

Pourquoi cette marche arrière ? Dans son courrier, le directeur général de l’administration fiscale wallonne, Stéphane Guisse, explique clairement qu’il y a urgence, que la situation (marché public suspendu)  » met la trésorerie de la Région en péril « , ajoutant qu’il serait inacceptable que les contribuables bons payeurs soient soumis à des augmentations de taxes en raison de la perte de recettes engendrée par l’impossibilité de chasser les mauvais payeurs.

Cette convention de collaboration est valable pour une période d’un an, en attendant la décision finale du Conseil d’Etat qui, vu les arrêts de suspension pris en référé, ne laisse aucun doute sur sa teneur. Et dans un an ? La Région table sans doute sur un changement de législation. En effet, la nouvelle directive européenne de février 2014 relative aux marchés publics n’inclut plus les professions juridiques. C’est le résultat d’un lobbying intense des avocats au niveau européen. Les huissiers sont-ils aussi concernés par cette exemption ? Pas si sûr. On en saura plus lorsque la commission fédérale des marchés publics rendra son analyse et son interprétation de la directive européenne, dans le cadre de la transposition de celle-ci dans la loi belge en 2016.

En attendant, avec ce dossier ubuesque des huissiers, la Région wallonne n’est pas vraiment sortie du lac. Son administration a démontré son incapacité à passer un marché public inattaquable, en commettant des erreurs de procédure grossières. Résultat : aujourd’hui, dans une partie minoritaire des lots, les missions seront attribuées selon le résultat du marché public, tandis que, pour le reste, cela se fera de manière discrétionnaire avec tous les soumissionnaires, même ceux qui étaient les moins bien classés ou qui avaient déposé une offre irrégulière. Deux poids, deux mesures, donc. Quant à la législation actuelle sur les marchés publics, elle n’est tout simplement pas respectée.

Par Thierry Denoël

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