L’ oeuvre de Rinus Van de Velde sacre le repli vers l’intérieur et le primat de l’imagination sur le réel. A la veille d’Inner Travels, l’exposition événement que lui consacre Bozar, l’artiste revient sur ses obsessions et son existence d’aventurier en robe de chambre.
Il pleut sur Borgerhout. Du ciel aux pavés, une même nuance grise colonise le regard. Le moral serait en berne si la petite artère humide empruntée ne menait pas vers Rinus Van de Velde (1983, Louvain), l’un des artistes contemporains belges les plus intéressants qui soient. Pour l’avoir déjà rencontré, on sait que son oeuvre polyphonique cache tout autant qu’elle révèle un être sensible dont la parole console de la brutalité du réel. C’est dans un espace quasi vide qu’on rencontre l’intéressé. Disparus, les décors reconstitués sur lesquels l’Anversois d’adoption s’appuie pour signer ses fusains grand format ; seuls quelques dessins au pastel à l’huile hantent les murs. L’ ouverture toute proche de son exposition à Bozar ne suffit pas expliquer cette configuration désertée, Rinus Van de Velde se partage aujourd’hui entre trois endroits: sa maison, l’atelier où il dessine et le studio où des assistants conçoivent ses scénographies imaginaires à coups de scie et de marteau. Ce nouveau triangle existentiel a tout d’une révolution pour le plasticien. Elle dit sans doute le besoin de calme et de concentration d’un talent désormais embarqué dans une « Gesamtkunstwerk », une oeuvre d’art totale.
Quel est votre état d’esprit à la veille de l’exposition à Bozar?
Je suis très excité. J’ai besoin que le montage débute. Je n’ai jamais travaillé aussi longtemps sur une exposition. Cela fait deux ans que l’équipe d’Europalia est venue me proposer ce projet. La pandémie et l’incendie qui s’est déclaré à Bozar ont tout retardé. Ensemble, nous avons réalisé une trentaine de modélisations avant d’élire le parcours sous sa forme définitive. Cela change beaucoup des expositions en galerie, beaucoup plus faciles à réaliser. Il me semble que le choix des oeuvres a été parfaitement calibré, qu’elles font sens, il ne reste plus qu’à voir ce que cela donnera en vrai.
Qu’est-ce qui vous a séduit dans la proposition autour de l’univers ferroviaire de Dirk Vermaelen, le directeur artistique d’Europalia?
D’abord, le fait que l’exposition se déroule dans un lieu aussi prestigieux que Bozar. Ensuite, lors de la précédente édition, j’avais été bluffé par l’exposition consacrée à Brancusi. Je rêvais de pouvoir, moi aussi, convier d’autres artistes, l’histoire de l’art étant un axe fort de mon travail. Grâce à l’expérience d’Europalia, cela a été possible. Les visiteurs pourront découvrir des oeuvres de Pierre Bonnard, Monster Chetwynd, Joan Mitchell, Claude Monet, Laure Prouvost, Henri Rousseau ou encore Jean Tinguely.
Ne craigniez-vous pas la contrainte de « Trains & Tracks », la thématique choisie?
Non, parce qu’il était clair dès le début que je ne ferais pas une proposition frontale dans laquelle on pourrait voir des dessins de trains. Très vite, il y a eu un glissement vers l’idée du voyage intérieur. Si je devais résumer ma pratique en un mot, ce serait ce que les Anglais appellent le « daydreaming », ce que l’on pourrait traduire par la rêverie, le fait de rêvasser, comme on peut le faire en regardant un paysage défiler depuis un wagon.
Un de vos autoportraits, intitulé I am the armchair voyager, suggère que vous êtes un expert en voyages immobiles. Il existe aussi cette anecdote selon laquelle, à 15 ans, vous n’avez pas voulu descendre de la voiture lors d’un voyage dans le Grand Canyon avec vos parents.
J’ai récemment relu Fernando Pessoa qui écrit, en substance, qu’il est préférable de rêver sa vie plutôt que de la vivre. C’est quelque chose dont je suis intimement convaincu. Pour ce qui est du Grand Canyon, c’est véridique, je n’ai pas voulu sortir et j’ai eu raison. Par la suite, j’ai découvert le Grand Canyon à travers la peinture de David Hockney. Il est certain que je ne l’aurais jamais aussi bien apprécié sur place. Je ne veux pas faire de cette attitude un manifeste, c’est juste vrai pour moi.
Inner Travels est sans doute votre proposition la plus audacieuse en Belgique…
Oui, et surtout elle permettra de mesurer le chemin accompli depuis mon exposition il y a cinq ans, au Smak. Dans la mesure où j’ai élargi ma pratique, je me sens désormais à même de remplir tout un musée, comme je l’ai fait récemment à Lucerne. A Gand, je n’occupais qu’une seule salle avec des décors en trois dimensions et des grands formats au fusain. A Bruxelles, ce sera l’occasion de voir une multiplicité de médiums, qu’il s’agisse d’oeuvres au pastel, de céramiques, d’installations, de photographies ou de films (NDLR: lire l’encadré).
Cet élargissement de votre pratique représente-t-il un tournant significatif dans votre oeuvre?
Il y a quinze ans, j’ai commencé ma carrière avec l’idée de me concentrer sur un seul médium, le fusain. Mon ambition était qu’on le considère comme une pratique autonome et pas préparatoire, comme c’est souvent le cas. Je me voyais comme un dessinateur. En cours de route, j’ai compris que cela ne pouvait pas remplir entièrement ma vie artistique. J’ai éprouvé le besoin d’arpenter d’autres horizons. Je me suis dit que le propos d’autobiographie fictive qui est le mien avait tout à gagner de la rencontre avec d’autres supports. Pour moi, un atelier est un laboratoire où l’artiste doit faire des expériences. Certaines réussissent, d’autres pas.
Est-ce qu’un jour Rinus Van de Velde peindra?
C’est mon objectif, mon horizon. Pour moi, la peinture, c’est le graal. Mais je peine à l’atteindre. Une fois par mois, j’achète des couleurs et des pinceaux… mais j’échoue à chaque fois. Je pense être trop impatient pour ce médium. De plus, j’estime que le fusain est l’outil idéal pour les agencements faussement biographiques qui sont les miens. Il y a quelque chose de très horizontal dans mon travail, une sorte d’assemblage de notes éparses. Peindre, c’est davantage affirmer et entrer en résonance avec l’histoire de l’art.
A travers la multiplication des alter ego, votre oeuvre pose la question de l’authenticité…
L’idée d’une biographie imaginaire m’obsède. Mes compositions me montrent souvent en train de regarder le monde à travers les yeux d’autres artistes. C’est aussi une façon d’apprendre. In fine, je pose des questions. Qui est authentique? Qu’est-ce que l’authenticité? Suis-je authentique? Peut-être que mon authenticité consiste à ne pas l’être…
Inner Travels, à Bozar, à Bruxelles, du 18 février au 15 mai.
Sur la route
Inner Travels recèle un événement dans l’événement, à savoir la possibilité pour le visiteur de découvrir La Ruta Natural, le deuxième film de Rinus Van de Velde. Le cinéma est arrivé d’une façon naturelle et motivée dans son oeuvre. Au départ, il y avait ces incroyables décors exécutés par ses assistants afin de réaliser une photo contextualisée du plasticien, traduite par la suite en une esquisse servant à la réalisation d’une composition monumentale au fusain. Assez logiquement est advenue l’envie de se servir de ces éléments tridimensionnels, de les documenter. Il a d’abord été question de les exposer et par la suite, après la vision d’un documentaire sur l’appartement d’ André Breton, de s’en servir pour raconter une histoire en mouvement.
« Je considère le cinéma comme un médium idéal pour scanner un objet 3D afin de le retranscrire sur la surface plane que constitue un écran ; non seulement l’image est de grande qualité mais, en plus, les mouvements de caméra permettent de sonder l’espace », s’enthousiasme Rinus Van de Velde. En 2019, The Villagers voit le jour. D’une durée de quarante minutes, la pellicule joue sur la tension entre réalité et fiction.
Pour La Ruta Natural (environ 13 minutes), le plasticien avoue avoir fonctionné différemment. « A force de le revoir, je me suis rendu compte que je n’étais pas totalement convaincu par la narration. Je voulais qu’elle soit plus serrée et cohérente. Plutôt qu’écrire un scénario texte, j’ai réalisé un storyboard, soit une trame basée sur des images », précise-t-il. De fait, impossible de passer à côté de la grande fluidité, très organique, des images de ce nouveau court métrage. Bien sûr, les contraintes propres à l’univers de Rinus Van de Velde sont les mêmes, à savoir un film entièrement réalisé en studio avec des décors faits à la main – un élément essentiel dans son approche en ce que cela raconte sa fascination pour le simulacre et l’illusion. » Ce qui m’intéresse dans ce processus, c’est que ce que je veux représenter devient une abstraction, une idée, en raison de sa transformation en décor. » Il est également question de masques, un procédé offrant à Van de Velde « d’être à la fois devant et derrière la caméra ». A ce goût de l’ubiquité, il faut ajouter, comme le laisse deviner le titre qui est un palindrome, une structure sous forme de boucle. La Ruta Natural n’est rien de moins qu’une métaphore aboutie de la création et de l’éternel retour du même.