Rops côté jardin

Depuis dix ans, le castel de Thozée, à Mettet, dans la province de Namur, où vécut le sulfureux Félicien Rops, reprend peu à peu de ses couleurs. L’artiste namurois y cultivait des roses… et des choux.

A 18 ans, Félicien Rops (1833-1898) tombe éperdument amoureux de Charlotte Polet de Faveaux avec laquelle il se mariera six ans plus tard et dont il aura deux enfants. Son beau-père, un juge namurois, le reçoit dans sa somptueuse gentilhommière de Thozée. Côté face, le jeune homme apparaît comme un membre  » honorable  » de la société namuroise. Côté pile, l’étudiant en droit, qui a rejoint Bruxelles, préfère les guindailles aux bancs de l’université. Etabli rue de la Paille, en compagnie d’un joyeux luron et d’un coq (pour animer un quartier jugé trop calme), il donne libre cours à sa haine du bourgeois. Ses dessins à l’acide connaissent d’emblée un certain succès… à Paris.

Aux côtés de l’anarchiste flamboyant, il existera donc un père de famille, amoureux des fleurs et gentleman farmer à ses heures, qui obtint même une médaille d’or à l’exposition agricole de Namur pour y avoir présenté un magnifique chou frisé. Rops jardinier ? Il en rêvait même bien après sa séparation d’avec son épouse, et son installation dans les environs de Paris avec les deux soeurs Duluc. Régulièrement, il revient à Thozée même si, parfois, il critique cette  » espèce de châtelet flanqué de hideuses tourelles Louis XIV qui essayent de se donner un air de bonne société malgré leurs lézardes…  »

Erigée au début du XIXe siècle sur l’emplacement d’un ensemble de bâtiments de ferme, la construction, qui mêle allégrement divers styles, règne sur quelque 200 hectares de terres agricoles. A l’heure de Rops, le domaine a déjà perdu en surface mais, aujourd’hui encore, il s’étire sur près de 20 hectares. Félicien et Charlotte y viennent en villégiature et parfois pour plus longtemps, entourés de gens de maison (concierge, jardinier, cuisinière). L’artiste qui s’implique dans la gestion du domaine, y aménage un atelier de gravure et donne des leçons alors qu’à d’autres moments, il reçoit ses amis, dont Charles Baudelaire. Dans les vingt dernières années de sa vie, devenu parisien, il écrit deux lettres par semaine à Paul, son fils et nouvel occupant des lieux, et tente, tout en lui envoyant estampes et dessins, de lui communiquer son amour de la nature et des fleurs.

A la mort de Rops, Paul demeure à Thozée. Après son décès, Pierre et Elisabeth, ses deux enfants, à leur tour, vivront dans le castel, prolongeant ainsi les souvenirs du grand-père Félicien dont ils gardent les traces dans toutes les pièces. Peu à peu cependant, faute de moyens, le bâtiment se dégrade. Bientôt seule, Elisabeth se renferme, méfiante. Elle ne reçoit plus que le vétérinaire de son chien, le notaire, le curé et bientôt un jeune cinéaste, Thierry Zéno, qui, en 1983, vient de signer Les muses sataniques, un film dédié à l’oeuvre de Rops alors encore largement méconnue.

Une rencontre décisive

 » Moi-même namurois et d’origine bourgeoise catholique, explique Zéno, j’étais en quête d’anticonformisme. En 1966, adolescent, j’ai découvert l’oeuvre de Félicien Rops dans le musée confidentiel qui lui était attribué, rue de Fer. Mais c’est surtout à travers ses écrits et particulièrement ses lettres que j’ai appris plus tard à apprécier l’homme. En 1983, préparant un film sur le thème des Tentations de saint Antoine, j’ai décidé, à l’occasion des 150 ans de la naissance de Rops, de lui consacrer un film. Elisabeth le vit et, du coup, m’invita. C’est ainsi que je suis entré à Thozée, dans l’intimité de la famille Rops.  »

Au moment de cette rencontre, la vieille dame s’inquiète quant au devenir de la gentilhommière. Le toit perce de partout, les charpentes sont pourrissantes, l’eau monte des sous-sols, les châssis sont mangés par la vermine… mais à l’intérieur, reste un mobilier de famille, des archives, des oeuvres. En 1985, une rétrospective internationale consacre enfin Rops. Deux ans plus tard, s’ouvre un nouveau musée Rops dans le vieux Namur. Naît alors l’idée d’une fondation dont Thierry Zéno serait l’un des administrateurs. En 1993, trois ans avant le décès d’Elisabeth, les actes paraissent au Moniteur. A son décès, le domaine reviendra à la Fondation… avec une mission. Le château de Thozée et ses terres ne deviendront pas un énième rendez-vous touristique et muséal : ils seront à la fois un lieu de mémoire habité par les souvenirs et un espace de création réservé à des littéraires et des plasticiens contemporains.

Aujourd’hui, dix ans après le début des travaux (et une ardoise de près d’un million d’euros), on est encore loin d’en avoir fini. Le corps du bâtiment a été sauvé et, à l’étage, deux appartements réservés aux pensionnaires sont opérationnels. Au rez-de-chaussée, en revanche, tout est encore à faire. On y organise des expositions (thématiques et d’art actuel), des rencontres, des concerts tout en invitant les visiteurs à s’imprégner du caractère très particulier du lieu.

A son tour, le jardin retrouve peu à peu le caractère que lui connut Félicien Rops. Mais ne nous y trompons pas. Là non plus, il ne s’agit pas d’un simple décor. Le potager est à nouveau productif comme le verger. Les framboisiers sont rouges de fruits. L’étang est poissonneux et les promenades réveillent une douce mélancolie en même temps que cette curiosité de naturaliste qui habitait l’artiste. Quant aux bâtiments de ferme, ils s’affichent à l’état de ruine romantique… Décevant ? Au contraire, l’aspect non finito de l’ensemble participe étrangement au charme de ce lieu caché que l’on atteint au bout d’un sentier de terre.

Oui, on aime pousser la porte de la chambre verte (encore à restaurer) au-delà de laquelle Rops avait niché son atelier de gravure, la cuisine des domestiques qui sent la terre humide, le salon de musique dont il ne subsiste qu’un fragment de la tapisserie murale et ces vues vers le parc que si souvent, Rops a dû observer. On apprécie la présence de ces vieux meubles, de ces faïences rangées dans le vaisselier qui, sous le plafond peint par un ami de Rops, voisine avec des chevalets et des tréteaux disposés pour une vingtaine de stagiaires venus, au moment de notre visite, s’initier, une semaine durant, à la gravure et à la peinture. Deux fois l’an (en septembre et en juin), le public peut, à son tour, pénétrer dans ce lieu et de même à l’occasion des expositions ou encore des stages ou des rencontres.

Château de Thozée, 12, rue de Thozée, à Mettet. www.fondsrops.org

Par Guy Gilsoul

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