Rêves et ruines

Le Musée gallo-romain de Tongres a recréé, en une forme unique qui mêle pièces rares, multimédia et  » atmosphères « , la splendeur d’une ville turque antique. En route pour Sagalassos, City of Dreams, de sa gloire à sa perte.

C’est une ville fantôme dans les nuages. Là, la couleur du ciel passe du bleu au bleu, avec une couche de rose entre les deux. Un endroit magique. Entre les chardons séchés, tout ourlés de duvet aux fleurs mauves, des scorpions gris sable, nains et quasi transparents, dorment sous les blocs de marbre aux veines pourpres. Un sol pelé, roux, rocailleux. Une lumière qui parle aux vents. Puis, sans crier gare, la touffeur et la pluie froide qui laisse penser qu’il y fait sûrement glacial, l’hiver. Et le bruit des pioches noyé dans les gazouillis saturant les figuiers, les pêchers, les pins, les oliviers, les vignes et les cyprès… Voici Sagalassos, cité bâtie à flanc de montagnes, entre 1 400 et 2 000 mètres d’altitude, dans la province méridionale de Burdur (Turquie). A Aglasun, dernier patelin avant la grimpette, le linge pend aux fils de maisons laides, où des villageois à grandes oreilles et peau burinée fument (comme des Turcs) en jouant aux cartes. Qui, hormis eux, peut imaginer que là-haut, dans ce paysage aux collines bosselées, une ville perchée est jadis sortie de terre ? Personne. Et c’est bien ça, sa chance. Invisible d’en bas, dissimulée par des tombereaux de déblais qui l’ont préservée des pillages et autres ravages du temps, la cité antique, qui atteint son apogée sous l’empereur Hadrien (117-138 apr. J.-C.), a traversé les époques. Pas tout à fait indemne, quand même. Au début du VIe siècle, la peste bubonique a raison du tiers, voire de la moitié de ses 5 000 habitants. Puis divers séismes la mettent à genou. La frappent à mort, enfin, quand l’épicentre vise exactement son sein. La fin de la ville dut être effroyable : les statues des dieux grecs qui chutent de leurs socles, se brisent en morceaux et roulent, d’abord lentement puis de plus en plus vite vers la vallée, en un grondement lourd, sourd, menaçant. Le bruit mat d’une colonne qui s’écroule. Mais cent, mille pavés en même temps ?

Le chant du cygne de  » Marc Bey « 

Sagalassos a sombré dans l’oubli. Redécouvert en 1706 par Paul Lucas, un Français qui voyage à travers l’Empire ottoman pour le compte de Louis XIV, visité ensuite, au XIXe siècle, par des aventuriers européens qui en rapportèrent des croquis et des clichés essentiels (parce qu’ils livrent des détails qui n’existent déjà plus), le site ne sera véritablement excavé qu’au début des années 1990. Cette campagne de fouilles, qui perdure aujourd’hui encore, est l’£uvre de toute une vie d’un compatriote, Marc Waelkens (KU Leuven), mieux connu sur place comme  » Marc Bey « . C’est un homme un rien bourru, à trois ans de la pension. Canne à la poigne, casquette  » Michigan  » visée sur le crâne, le professeur traîne la patte, les rotules brisées, sans doute, sur la caillasse. Les archéologues sont un peu comme les médecins légistes des villes mortes : ils les font parler. Ils relèvent des traces dans le sol et la pierre, avec la minutie de policiers scientifiques. Epousseter à la brosse à dents les gravats qui recouvrent une mosaïque romaine est un geste plein de bonté qui les rattache, d’une façon incompréhensiblement belle, à toute notre histoire humaine… De nos jours, quelque 200 chercheurs se relaient à Sagalassos. Les Belges y sont parfaitement intégrés à l’équipe turque : à l’heure de midi, tous ensemble cassent la croûte, assis par terre dans l’herbe du jardin d’une maisonnette qui sert à la fois de cantine pour les ouvriers archéologues et de guichet pour les visiteurs (30 000 touristes par an). Waelkens, puits de science, passe d’un collaborateur à l’autre, avec l’air d’un pâtre, loin de la fringance d’un Indiana Jones. Il a beaucoup vieilli, et cette expo, dit-on, est comme son chant du cygne…

Une expérience totale

Car il fallait oser, quand même. Consacrer un vaste sous-sol (et près de 2 millions d’euros !) à la reconstitution d’un site antique éloigné de 2 000 kilomètres, est un pari que seule pouvait tenter une institution de la trempe du Musée gallo-romain de Tongres – couronné en 2011  » Musée européen de l’Année « , pour son talent, justement, à  » transmettre une matière complexe au grand public, sans jamais pontifier « . Des liens privilégiés avec Waelkens et les autorités turques lui ont donc assuré le droit de présenter, durant huit mois, la première rétrospective mondiale consacrée à Sagalassos : 238 pièces rares, dont plusieurs dizaines jouissant d’une renommée internationale, ont ainsi fait le voyage par route, cet automne, pour être incorporées dans une sorte d’épopée dramatique – l’expo, dont l’agencement a été confié au metteur en scène d’opéra Guy Joosten (un Limbourgeois), devant se vivre  » comme une expérience totale « . Ou, à tout le moins, comme une vitrine de ce qui se fait de plus moderne en muséographie. A côté des pièces de grande valeur artistique et historique (objets usuels, fragments de statues monumentales…), de nombreuses déclinaisons du multimédia (maquettes animées, écrans tactiles, panoramiques, 3D…) rendent compte de la résurrection de la cité, pierre par pierre, dans le respect de l’anastylose pratiquée sur place – la technique de reconstruction d’édifices qui utilise, au moins, 80 % des éléments d’origine. Certes, la ville n’a pas encore reconquis sa splendeur d’antan (loin s’en faut !), mais les programmes informatiques permettent d’accélérer les actions de restauration d’un seul glissement de doigt, et de se projeter dans un futur qui éclaire sans effort le passé… Ceux qui ont adoré la série Roma, de la BBC, éprouveront un plaisir analogue à la vue des places grandioses imaginaires, des bas quartiers, des latrines, des forums, des marchés, des villas patriciennes aux toits rouges, et d’un théâtre de 9 000 places, dont les concepteurs mirent savamment à profit la pente naturelle du sol pour bâtir les gradins.

Une mise en scène d’opéra

Ça, c’est pour la première partie de l’expo. La suite est beaucoup moins didactique et nettement plus théâtrale, puisqu’elle développe la vision personnelle du scénographe Joosten, qui s’est rendu deux fois jusqu’au site pour en capter l’atmosphère particulière… Et ouch, ça sent diablement la mise en scène d’opéra ! Diverses zones, évoquant, dans le brouillard et parfois enmusique (sur un extrait d’ îdipe roi, de Stravinsky), tantôt l’élite locale, tantôt les morts, l’adoration des dieux ou le rôle de l’eau dans la montagne, sont pareillement plongées dans une ambiance noire, rouge et métallique… L’on se perd un peu et l’on se cogne souvent (gaffe aux échafaudages !) dans cette £uvre d’art polymorphe et assez gratuite, qui débouche sur un caveau où repose, allongé dans une lumière blanche aveuglante, le clou du spectacle : la gigantesque statue acrolithe (constituée de plusieurs matériaux) d’Hadrien (cinq mètres de hauteur), dont l’expo nous offre trois colossaux morceaux en marbre : un pied, un tibia et la fameuse tête retrouvée en 2007 dans les ruines du complexe des thermes de Sagalassos. Nul ne sait si l’empereur romain vint jamais réellement dans la cité – même s’il fit d’elle le centre officiel du culte impérial pour toute la Pisidie. Ce portrait consacré le montre en tout cas très jeune homme, traits pédérastiques et barbe fournie aux bouclettes serrées. Mais avec le nez (cassé, il ne fut déterré que plus tard)… enfin recollé.

Sagalassos, City of Dreams, jusqu’au 17 juin 2012, au Musée gallo-romain de Tongres. Panneaux en néerlandais, multimédias en 5 langues. Info au 012 67 03 30 ou sur www.galloromeinsmuseum.be

DE NOTRE ENVOYÉE SPÉCIALE À SAGALASSOS, PUIS À TONGRES; VALÉRIE COLIN

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