Réussir à la belge en partant de  » presque  » rien

De parents agriculteurs à patron d’entreprise. Sans diplôme et dirigeant dans la Net économie : ces personnes sont allées loin en partant de presque rien. Comment ont-elles fait ? Qu’ont-elles de plus ? Quelles sont leurs qualités, mais aussi leurs lacunes et leurs difficultés ? Un constat : la Belgique, pays d’entrepreneurs, se montre ouverte et accueillante avec les talents. Enquête.

 » Mes parents ont passé leur vie à baisser la tête. J’ai su très tôt que ma vie ne serait pas la leur, que je ne « resterais pas à ma place », raconte Ahmed (1), aîné d’une famille de douze enfants, d’un père maçon et d’une mère au foyer, tous deux quasiment analphabètes et débarqués du Maroc en 1965. A 49 ans, patron d’une PME d’import-export d’artisanat exotique, il s’est affranchi d’un destin assigné d’avance.  » A 15 ans, François est devenu mon meilleur ami. Il jouait du piano, ses parents, avocat et architecte, écoutaient de la « grande musique ». Ils m’ont fait découvrir les concerts, les week-ends à la côte, les restaurants… Dans ma tête, j’ai changé de logiciel, j’avais mis un pied hors de la misère de ma classe et y retourner, parce que c’était ma place, aurait été un suicide…  »

Ahmed n’a jamais beaucoup apprécié l’école. Il a, en revanche, toujours beaucoup aimé le business. Il a lu Gagner, d’un certain Bernard Tapie, dont il n’avait alors jamais entendu parler.  » Cela a été une révélation « , sourit-il aujourd’hui. Sans diplôme, il a d’abord ouvert un commerce de voitures d’occasion, avant de développer une entreprise d’import-export d’artisanat marocain de luxe, avec un concept qui fait florès : elle propose aussi aux particuliers des services de métiers artisanaux, comme carreleur ou maçon.  » Je gagne très, très bien ma vie. Je peux payer une école internationale à mes deux garçons, je roule dans une belle voiture, je suis plusieurs fois propriétaire et j’ai même une propriété à Marrakech. Alors, oui, je suis fier de mon parcours « , poursuit-il.

Il faut aussi écouter Yves Bastin, 47 ans, fils d’agriculteur, un diplôme de secondaire professionnel et ex-portier de nuit devenu patron de Fact Group, une société de gardiennage qui emploie aujourd’hui 450 personnes et dégage un chiffre d’affaires de quelque 20 millions d’euros.  » J’avais la foi et j’ai toujours aimé le défi, la difficulté. J’ai besoin de cette adrénaline « , souligne Yves Bastin. C’est aussi l’histoire de Brice Le Blévennec, sorti tardivement de l’école secondaire (à 21 ans), aujourd’hui président d’Emakina, un réseau d’agences médias en Europe qui compte plus de 600 personnes dans cinq pays.

En Belgique, il est encore possible de réussir brillamment en partant de pas grand-chose. Certes, on est loin du monde anglo-saxon, si prompt à célébrer ses self-made-men. Faut-il encore présenter le Britannique Richard Branson, ce dyslexique qui a fondé Virgin après avoir quitté l’école à 16 ans ? Steve Jobs, le fondateur d’Apple, resté un semestre seulement à l’université ? Ou encore Mary Barra, patronne de General Motors, entrée dans le groupe à 18 ans ? Là-bas, être parti de rien est une fierté revendiquée haut et fort. Mais, contrairement à la France qui voue une passion aux diplômes, un brin aristocratique avec une élite  » ENA-Polytechnique-HEC « , la Belgique est un pays d’entrepreneurs et se montre ouverte à ses talents.

Certes aussi, la montée est devenue plus délicate : le chômage bouche les horizons, les discriminations sociales (et ethniques) entravent les progressions, et l’école peine à jouer son rôle d’intégration. Si bien que l’ascension vers les hautes sphères se fait désormais plutôt par l’escalier qu’en ascenseur. Comment font-ils pour s’élever, ces individus sans bagage technique, sans réseau d’anciens ou sans CV solide ?

Evidemment, ils sont sans doute plus bosseurs, plus tenaces, plus débrouillards. Mais ce n’est pas la seule explication. Dans son dernier ouvrage (2), Chantal Jaquet, professeure de philosophie à l’université Paris I-Panthéon Sorbonne, a ausculté les raisons qui motivent le passage d’une classe à l’autre. L’ambition ?  » C’est un peu court. Cela suppose que l’ambition est une donnée naturelle, une détermination psychologique constitutive de la personnalité « , souligne l’auteure. Pour l’experte, il s’agit surtout de percer ce qui nourrit cette ambition. Une chose est sûre : il n’y a pas une seule cause déterminante, mais un faisceau de phénomènes qui se conjuguent.

La rencontre joue un rôle capital. Car pour vouloir accéder à un autre monde, il faut en connaître l’existence.  » On ne peut pas s’arracher à sa classe sociale sans avoir d’autres modèles sous les yeux, c’est pour moi une constante « , insiste Chantal Jaquet. Chez le  » transclasse « , selon l’expression de l’auteure, le mimétisme demeure fondamental. Il ne s’agit pas d’imiter ce qui se présente d’emblée comme un exemple à reproduire, mais de s’inspirer d’exemples alternatifs : des frères, des cousins, évidemment, mais aussi des camarades, des profs, des héros parfois, chez qui puiser ses motivations et ses espoirs. Voyez Ahmed : son condisciple, François, a immédiatement incarné pour l’adolescent un modèle d’excellence, de goût, de perfection, jusqu’alors jamais rencontré.  » Je ne connaissais personne de plus raffiné, de plus cultivé et de plus sûr de lui dans mon entourage. L’influence que cette amitié a eu sur moi et le désir qu’elle a éveillé ont été déterminants.  » Ces modèles de réussite peuvent être différents, familiaux, amicaux, mais aussi scolaires. Ce peut même être des personnages de fiction ou historiques. Brice Le Blévennec témoigne comment Steve Jobs a joué, pour lui, le rôle de modèle.  » Il m’a inspiré mais il m’a aussi rassuré : parce qu’il n’avait pas de diplôme et parce que je savais qu’il y avait un type comme moi, qui pensait le monde et qui avait les mêmes problèmes que les miens.  »

Une autre cause qui peut motiver la réussite : le rejet du milieu d’origine. Les  » moutons noirs  » qui se sentent exclus ou étrangers à leur famille peuvent eux aussi s’en sortir mieux que d’autres. Le mépris et parfois la violence de l’entourage encouragent le départ des  » vilains canards  » qui vont chercher ailleurs la reconnaissance. Pour d’autres, le ressort aura été la souffrance, la colère, l’humiliation, autant de sentiments qui peuvent animer une volonté de conquête. Sa pugnacité à réussir, Brice Le Blévennec la puise notamment dans la désaffection de ses parents, divorcés quand il avait 6 ans. Il a grandi balloté entre les deux.  » Quand j’allais chez ma mère, il n’y avait pas de chambre pour moi, je dormais dans la baignoire. Quant à mon père, il se montrait tout à fait indifférent, se souvient le quadragénaire. J’ai compris plus tard que mon énergie à vouloir réussir et à bien gagner ma vie trouvait son origine dans ma volonté de faire admettre à mon père que j’étais quelqu’un de brillant. Qu’il me regarde enfin dans les yeux quand on déjeunait ensemble.  » En fait, explique Chantal Jaquet, pour comprendre ce qui se passe, il faut passer par Spinoza et sa théorie des  » affects  » : quelque chose nous affecte et nous réagissons à cette stimulation. Ce sont toujours des affects positifs (l’amour, l’admiration, l’ambition) ou des affects négatifs (le dégoût, la haine, la rage). Ils peuvent être stimulés par la famille ou au contraire se nourrir contre elle.

Mais cela n’est pas simple. Car, en apparence, si les règles de la société se sont assouplies – vous tutoyez votre patron, vous embrassez vos collègues, vous portez un jean à un cocktail… -, le monde professionnel n’est pas devenu pour autant  » cool « .  » En réalité, le déterminisme social, les réseaux, une bonne expression orale et écrite n’ont sans doute jamais été aussi cruciaux. Tout le monde n’a pas relâché les codes, et il y a aujourd’hui si peu de places à prendre que les maîtriser est encore plus déterminant qu’autrefois « , assure Jean-François Amadieu, sociologue, spécialiste des relations sociales au travail. Ainsi, il y a des pièges et toujours d’imperceptibles marqueurs sociaux : une orthographe imparfaite, certaines expressions malheureuses –  » bon appétit  » pour entamer un déjeuner d’affaires,  » enchanté  » pour sceller une nouvelle relation – et voilà le  » transclasse  » revenu brutalement à la case départ.  » Il m’arrive encore de me sentir mal à l’aise ou en décalage. Par exemple, j’ai peur d’être ridicule, je n’ai pas suffisamment de culture « , souffle Ahmed. Mais il le reconnaît lui-même : au sein de la haute société belge, les codes sont moins psychorigides et elle se montre sans doute moins cruelle avec l’inexpérimenté qui commettrait un impair.

Difficile donc de s’adapter à chaque public, à chaque génération, de ne pas commettre de faute en toutes circonstances. Même bardé de diplômes, si vous n’êtes pas capable de tenir une conversation non professionnelle lors d’un déjeuner d’affaires, d’échanger en matière de goûts et de culture, le chemin de la réussite est bien plus compliqué. La communication tacite, ce que reflète votre comportement, votre conversation ou votre façon de vous tenir à table, disent tout de vous et sont donc cruciaux pour faire la différence.  » Ce n’est pas parce qu’on a connaissance des codes qu’on se les approprie facilement. Ce sont deux choses différentes. Pour les natifs des classes dominantes, ces codes sont inculqués dès l’enfance et deviennent une seconde peau « , ajoute Chantal Jaquet.

Pour gérer ce processus délicat et combler leurs lacunes, certains n’hésitent pas à suivre une formation aux codes de la vie sociale. Cet écolage plus ou moins onéreux connaît, depuis quelques années, un sérieux succès auprès des entreprises comme des particuliers. C’est le cas de Relooking.be, de Brussels Etiquette Academy ou encore Savemius Academy, où une bonne partie de la clientèle est constituée de personnes qui souhaitent évoluer dans leur carrière ou dans un milieu différent du leur. Ainsi, elles apprennent le principe numéro un : la première impression doit être la bonne. D’où la règle des  » 3×20 secondes  » : pendant les vingt premières, on juge votre look, les vingt suivantes votre comportement, les vingt dernières vos premiers mots. En une minute, plié, classé. Revenir en arrière est très difficile. Puis l’art de recevoir comme l’art d’être reçu. Ne pas arriver les mains vides (en évitant les bouquets de fleurs qui encombrent et les bouteilles de vin qui embarrassent) ; ne pas s’asseoir avant la maîtresse de maison, ni commencer à manger avant elle, ne pas piquer le fromage avec sa fourchette et ne jamais s’en resservir, ne pas trop laisser dans son assiette, sans pour autant la nettoyer en  » sauçant « … En réalité, ni la mondialisation ni les nouvelles technologies n’ont bouleversé les codes de la bienséance. Seules quelques adaptations ont été nécessaires. Autrefois, il était d’usage d’attendre deux ou trois jours pour remercier, afin de manifester sa sincérité. Aujourd’hui, dans la plupart des cas, on envoie un sms ou un courriel dans les vingt-quatre heures. Mais les manières à table, par exemple, n’ont pas changé. L’interdit de complimenter la maîtresse de maison sur la qualité des mets servis à sa table semble tombé, mais celui de s’appesantir dans la conversation sur la nourriture ou sur la boisson reste d’actualité. Flairer le vin et le boire à petites gorgées, comme un dégustateur, est une chose grossière. Enfin, vient la conversation. On ne parle ni religion, ni enfants, ni politique, ni sexe. On ne bombarde pas non plus celui qui vous fait face de questions personnelles, on ne raconte pas sa vie, on se cramponne vaille que vaille à des sujets neutres et qui ne vous exposent pas.

Une attitude à pratiquer avec légèreté.  » C’est justement le manque d’aisance qui vous trahit « , conclut Ahmed.

(1) Les prénoms ont été changés.

(2)Les Transclasses ou la non-reproduction, par Chantal Jaquet, PUF, 240 p.

Par Soraya Ghali

 » On ne peut pas s’arracher à sa classe sociale sans avoir d’autres modèles sous les yeux « 

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