La Cinémathèque de Bologne restaure les films de Chaplin, Pasolini ou Fellini. Visite d’un laboratoire de réputation mondiale, dans l’Italie de l’après-Berlusconi. Un processus d’importance technique et historique.
Ô hasard ! Notre visite à la Fondation Cineteca di Bologna tombe pile le jour du 40e anniversaire de la mort de Pier Paolo Pasolini. Dans la nuit du 1er au 2 novembre 1975, le poète, écrivain, dramaturge et réalisateur italien, est assassiné sur la plage d’Ostie, près de Rome, où son goût des jeunes prostitués l’amène souvent. Sans que jamais ne seront établies les motivations exactes du crime – crapuleux ou politique ? -, le plus sulfureux des cinéastes italiens disparaît brutalement à 53 ans. En guise d’anniversaire, la Cinémathèque de Bologne – sa ville de naissance – propose en ce 2 novembre une version restaurée de Salò o le 120 giornate di Sodoma (Salò ou les 120 jours de Sodome). Son film ultime, sorti après sa mort, inspiré des écrits du marquis de Sade mais plongé dans l’Italie mussolinienne où quatre libertins soumettent des adolescents à leur sadisme sexuel.
» On a restauré le film dans sa version intégrale, y réintégrant les scènes initialement coupées par la censure. On est reparti du négatif original. » Citoyen belge, Guy Borlée, travaille depuis une vingtaine d’années à la Cinémathèque de Bologne et y est coordinateur d’Il cinema ritrovato, festival sur le ciné d’archives, qui fleurit généreusement chaque été dans la ville, y compris sur le plein air de la piazza Maggiore, 70 000 visiteurs en 2015. » Les générations actuelles, dit-il, ont entendu parler de Pasolini mais ont sans doute eu moins l’occasion de voir ses films, ce qui peut donner lieu à beaucoup de fantasmes. Bologne a longtemps été une « ville rouge » et on peut dire que la cinémathèque y a installé une forme de résistance culturelle. Lorsque Pasolini a été tué, l’Italie vivait un grand état de tension, les Brigades rouges ou noires étaient dans l’air. Et puis, il y eut l’attentat de la gare de Bologne (1). C’était une époque de grand ferment culturel : l’Italie sortait de vingt ans de meilleur cinéma au monde. Il existait une énergie, une frénésie, qui s’est arrêtée avec l’avènement de la télé commerciale. »
Scorsese et Gucci
Tout n’est pas rouge dans le choix filmique de la cinémathèque bolognaise, reconnue internationalement pour sa restauration en profondeur de l’oeuvre de Charlie Chaplin, Buster Keaton ou Federico Fellini, son classique Amarcord étant d’ailleurs présenté à la dernière Mostra de Venise. » On peut dire que si le négatif est en bon état, une restauration de long-métrage coûte environ 150 000 euros mais chaque film constitue un cas unique, précise Guy Borlée. Parfois, pour faire un court-métrage de Keaton, on peut avoir besoin de vingt copies, donc il faut les tracer et négocier le matériel, en payer éventuellement l’accès. Donner quelque chose en échange d’un droit de diffusion par nous pendant un, deux ou trois ans. Parce qu’en même temps qu’une sortie DVD, on distribue aussi le film restauré dans un circuit d’environ 80 salles de cinéma en Italie. »
Bologne réalise une quarantaine de restaurations par an via son labo et a tissé, au fil du temps, des collaborations régulières, entre autres avec The Film Foundation patronnée par Martin Scorsese. Ce grand amateur de films italiens est venu en 2005 à l’Université de Bologne, la plus ancienne d’Europe, pour recevoir un titre honoris causa. La cinémathèque et son labo sont logés dans une ancienne fabrique de cigarettes. Les tout proches cinémas Lumière, où ont lieu les projections publiques, sont installés dans l’ancienne boucherie municipale : la Ville de Bologne est d’ailleurs toujours l’actionnaire majoritaire de la fondation privée qui gère l’ensemble depuis trois ans.
Le budget annuel (autour de 5 millions d’euros) bénéficie de la contribution sporadique de marques telles que Gucci ou Armani, plutôt attirées par les oeuvres iconiques à la Fellini. Aujourd’hui, les 50 000 films stockés à Bologne dans un endroit séparé – plus une réserve de copies nitrates hautement inflammables – font de la Cineteca l’un des aimants de la culture filmique mondiale. » On vit la fin du berlusconisme et il s’agit de digérer une dictature médiatique paillettes et populiste, qui a aussi permis de faire tourner l’économie, même si ce n’était pas de la façon la plus honnête, indique Guy Borlée. Le retour à la réalité est un peu lent, la télévision étant toujours tiraillée entre la Rai et Mediaset, entre le service public et Berlusconi. La seule émission de cinéma un peu valable, sur Rai 3, commence vers une heure du matin : les insomniaques peuvent y voir trois beaux films, mais pendant la nuit… Le cinéma est véritablement une exception culturelle puisqu’il ne s’agit pas seulement de vendre un objet. »
(1) Le 2 août 1980, une bombe explosait dans la salle d’attente de la gare, tuant 85 personnes et en blessant 200 autres. Des membres d’un groupe d’extrême droite et des officiers des services secrets italiens seront condamnés pour ce crime.
Par Philippe Cornet