L’auteure belge Barbara Abel manie les ficelles du thriller avec une belle psychologie. En cette ère victimaire, elle nous sidère en révélant les vrais visages tapissés au fond de nous.
« Une marche que l’on rate, une trajectoire qui dérape » et voilà qu’on atterrit dans un roman de Barbara Abel. Ici, rien n’est joué d’avance, tous les coups sont permis pourvu qu’on soit surpris. La romancière aime imaginer le basculement des gens a priori sans histoires. Il suffit d’un rien pour que le destin implose… Un jeune junkie veut faire un pied de nez à sa condition de misère. Se sentant rejeté, il braque une supérette, mais le scénario ne se déroule pas comme prévu. Les victimes de la prise d’otages sont piégées ; or, au fil des pages, on découvre qu’elles sont surtout prisonnières de leurs secrets ou leur lâcheté. Face au désarroi et à la tension ambiante, elles se surprennent elles-mêmes. Si l’instinct de survie se met en branle, on est capable du meilleur ou du pire. Suspense…
Le Vif/L’Express : Ecrire est-ce » vivre dans un monde parallèle » ou dans le vrai monde ?
Barbara Abel : Je m’inspire plutôt du quotidien, puis l’imagination prend le dessus. Le thriller exige de l’action, du suspense et une certaine dose d’émotions faisant frissonner le lecteur. Sous la légèreté d’un roman d’été, je suscite des coups de théâtre qui abordent, en filigrane, des thèmes plus sérieux. Cela me plaît de réinterpréter la réalité, mais parfois, elle nous rattrape. Alors que j’avais remis mon manuscrit fin décembre 2014, j’ai été confrontée, quelques jours plus tard, à l’attentat contre l’Hyper Cacher, à Paris. C’était si éprouvant de voir des gens en train de vivre ce que j’avais imaginé, pendant des mois, si ce n’est le climat politique.
Les bourreaux sont souvent décrits comme » des monstres sans visage « , pourquoi retirez-vous les masques ? Pour dévoiler » la crasse sous le vernis » ?
La nature humaine ne se montre pas telle qu’elle est. Vu qu’il est impossible d’afficher nos blessures et nos failles, on se fabrique tous un personnage de façade. Or cela m’intéresse de mettre à nu ce qui se cache derrière le masque ou la carapace. Ainsi mon preneur d’otages découvre que les gens biens sous tous rapports – ayant trouvé leur place dans la société – ne manquent ni de lâchetés, ni d’aspects méprisables. Ce roman démontre qu’on est tous victimes et bourreaux, héros et anti-héros. Quand l’imprévu nous tombe dessus, cette claque nous réveille. Même si je connais mes limites, j’ignore celles de mes proches. En tant que maman, je suis sidérée par ces gamins, enrôlés via Internet, qui partent faire le djihad. Comment les a-t-on perdus ? Cela pose question… On se voit tous en héros, mais face à une situation extrême, on peut aisément basculer.
Ou trahir les autres, voire soi-même. Pourquoi est-ce ce retournement qui vous passionne tant ?
Parce que la confrontation au danger nous confronte à nous-mêmes. Parfois on fait de mauvais choix en situation de tension, d’angoisse ou d’urgence. Que ferait-on en cas d’agression ? Lorsqu’on trahit autrui, on se trahit aussi, alors comment vivre avec cela ? Certains veulent sauver les apparences, d’autres culpabilisent, mais après un événement traumatisant, plus rien n’est comme avant. Le temps permet d’avancer ; or, les cicatrices demeurent. L’être humain est capable de repousser les limites pour survivre. Quel mystère…
Pourquoi est-il impossible de » s’extraire de ses émotions » ?
Plus on tente de les cacher, plus elles nous reviennent tel un boomerang en pleine figure. Le chaudron des émotions déborde ; or, elles font la richesse de l’être humain. On est fait de chair, de sang et d’os, mais ce sont l’âme et le coeur qui nous animent. Pris par l’amour, l’angoisse ou la haine, on n’est pas si libres que ça. Comme l’évoque ce roman, rien n’est acquis, ni nos droits, ni le lien avec nos proches, encore moins notre innocence ou notre liberté. Voilà pourquoi, j’aime tant les bousculer (rires) !
L’innocence des bourreaux, par Barbara Abel, éd. Belfond, 317 p.
Entretien : Kerenn Elkaïm