Rembrandt ou la force de l’âge

Il a peint jusqu’à son dernier souffle. Et plus il vieillissait, plus il osait, faisait sauter les conventions. La preuve, à Londres où la National Gallery propose un voyage initiatique au coeur de l’oeuvre tardive du grand maître hollandais.

La visite débute avec une suite d’autoportraits. Les premiers expriment l’ambition et l’orgueil de la jeunesse puis la fierté de l’âge adulte. Ils témoignent du passé glorieux de celui qui, avec Vermeer, illustre le mieux cet âge d’or de la peinture hollandaise du XVIIe siècle. Toutefois l’exposition londonienne, avec ses 40 peintures, 20 dessins et 30 gravures, vise non plus la période fastueuse de Rembrandt (1606-1669) mais les seules vingt dernières années durant lesquelles, blessé et dans une solitude grandissante, le maître réalise ses plus impressionnants chefs-d’oeuvre, les plus intenses, les plus étranges. Est-ce dû à l’avancée en âge ? Aux épreuves ? Il aurait pu sombrer dans la mélancolie. La rage de peindre le sauvera. D’où ces opus (autoportraits, scènes religieuses, mythologiques ou intimes) qui peu à peu font sauter toutes les conventions de l’art du temps et sont bel et bien l’expression d’un artiste (d’un homme) que l’âge et l’adversité, loin de l’accabler, libèrent.

On ne badine pas avec la morale

Du Serment des Bataves au Retour du fils prodigue, l’éblouissant parcours muséal divisé en sections plus thématiques (la vie quotidienne, l’expérimentation technique, la lumière, la contemplation…) nous ramène inévitablement à la vie du peintre. Or, en 1642, celle-ci bascule définitivement. Rembrandt n’a que 36 ans. Saskia, l’épouse à la fois muse et mère de Titus meurt. Dans la grande et riche maison d’Amsterdam, rien ne sera plus comme avant. Pourtant, dix ans plus tard, sa liaison avec Hendrickje Stoffels, de vingt ans sa cadette, peut lui faire croire aux embellies. La toile réalisée en 1654, Femme se baignant dans une rivière témoigne de ce moment de bonheur retrouvé. Elle a retroussé sa robe et s’avance dans l’eau jusqu’à hauteur des mollets. Elle sourit. L’eau reflète l’or du tissu blanc et des jambes nues. Le pinceau est rapide, allègre. Mais, au même moment, enceinte de cinq mois, la concubine est pointée du doigt et qualifiée de prostituée par le consistoire de l’Eglise réformée.

On ne badine pas avec la morale rigoriste du temps. Le couple fait le gros dos. Mais cette accusation se répercute aussitôt sur les ventes et les commandes. Le nouvel hôtel de ville, emblème majestueux de la nouvelle démocratie, réclame des décors dignes de son idéal. Rembrandt en sera écarté. En outre, la situation économique s’est aussi dégradée depuis quelque temps. La perte de 1 600 vaisseaux lors de la guerre avec l’Angleterre suivie par la fin du quasi-monopole hollandais sur le commerce extérieur amènent une crise dont souffrent les anciens acheteurs de Rembrandt. Quant aux jeunes loups enrichis, ils préfèrent l’art international. Donc, italien.

Rembrandt, surendetté, est bientôt déclaré en faillite. Les huissiers mettent deux jours à dresser l’inventaire de ses oeuvres mais aussi de tous ses biens acquis : sa collection d’art (Michel-Ange, Raphaël, Van Eyck, Schongauer, Bruegel, Lucas de Leyde, Dürer, Cranach…), les meubles, les étoffes exotiques, les objets de curiosité (de l’éventail indien aux taxidermies en passant par les armures, les instruments de musique ou encore les bustes d’empereurs), tout y passe jusqu’aux mouchoirs et au fer à repasser. De ce moment datent pourtant deux chefs-d’oeuvre absolus : Le boeuf écorchéet La leçon d’anatomie du docteur Joan Deyman, insupportables à la vue pour certains.

Désormais, la famille serre les coudes. Car il y a pire encore. En déclarant la faillite, la guilde de Saint-Luc l’exclut. Désormais, il n’a plus le droit de vendre quoi que ce soit. Rembrandt a 50 ans. Hendrickje trouve une parade. Avec Titus (16 ans), elle constitue bientôt une société qui, tout en assurant au peintre le gîte (une petite maison située dans un quartier populaire non loin de la distillerie d’un certain Lucas Bols) et le couvert, pourra désormais négocier les ventes. Mais la mort n’a pas fini de harceler le peintre. La peste emporte Hendrickje en 1663, puis Titus, en 1668.

La vérité par les sens

Avec le temps qui passe et les rides qui se creusent, les coups durs et les affronts, Rembrandt apprend aussi que vieillissant, il n’a plus de temps à perdre avec les illusions du monde. Du coup, il ose ce que personne n’a osé avant lui. Sa main tremble ? Non, mais il abolit le dessin au profit des seules couleurs et textures. Son sens de la perspective faiblit ? Non, il n’en a cure. Le seul espace qui le touche est celui de l’émotion. Il ne respecte plus les règles de l’art et le fini qui avait fait sa gloire des débuts ? Non, en effet. A sa place, des taches, des griffures, des points jetés çà et là. Il travaille vite mais revient, corrige, ajoute et hisse la surface picturale en une muraille de teintes d’or et de rouges vibrant d’éclats lumineux qui n’appartiennent plus au monde de la physique mais seulement à celui de la psyché.

Le vieux Rembrandt nous prévient : la peinture possède le pouvoir d’outrepasser les limites du savoir. Ce ne sont pas les textes qui disent la réalité mais les sens : la vue et le toucher. Voilà son credo. Ses armes : ses brosses et ses pinceaux mais aussi des couteaux, ses doigts, des bouts de bois. Son terrain : la matière des couleurs. Ce n’est pas sénescence que les audaces dans sa manière de peindre La fiancée juive ou Lucrecia. Mais les fruits d’une recherche à la fois introspective et technique qu’il nous faut approcher comme on le fait des grands mystères de l’esprit.

Rembrandt. The Late Works, National Gallery, à Londres. Jusqu’au 18 janvier 2015. www.nationalgallery.org.uk

L’exposition sera présentée au Rijksmuseum d’Amsterdam du 12 février au 17 mai 2015.

A lire : Rembrandt, les années de plénitude, par Jonathan Bikker et Gregor J.M. Weber, Fonds Mercator, 304 p.

Par Guy Gilsoul

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