Rédemption Un bon mauvais garçon

En janvier 1994, la cour d’assises du Brabant condamnait Philippe Lacroix à la peine de mort, pour l’enlèvement de VDB. Le 29 juin 2007, l’UCL l’a proclamé licencié en philologie germanique, avec distinction. Entre les deux : des années de prison, et une volonté de fer pour (s’)en sortir.

Son mémoire de fin d’études, écrit en anglais, porte un titre savant : Trauma and Strategies of Survival in Pat Barker’s Regeneration Trilogy. Disons que c’est l’analyse des moyens psychosomatiques mis en £uvre par des soldats de 14-18 pour échapper au front. Philippe Lacroix avait relevé, dans le destin de ces hommes forcés à agir contre leur gré,  » beaucoup de correspondance avec [sa] propre histoire « .  » J’ai été, à un moment de mon passé, happé par une dynamique de délinquance dans laquelle je ne me suis pas toujours retrouvé. Je voulais en sortir. Ce ne fut pas possible…  » A la buvette d’une piscine de Molenbeek, l’ancien truand devenu universitaire boit son chocolat chaud. Il parle bien. Ses yeux n’ont plus l’arrogance de ses 30 ans, celle du beau jeune homme un peu macho, au léger sourire cynique, indifférent aux autorités prêtes à le cueillir au pied du C-130 en provenance de Bogota…

Quand la cavale sud-américaine de Philippe Lacroix a pris fin, en mars 1991, après des mois d’errance friquée en Uruguay, en Argentine, au Brésil et en Colombie, le comparse de Patrick Haemers intègre pour de bon (moins une évasion rocambolesque) l’univers carcéral : Forest, Saint-Gilles, Lantin, Malines, Andenne, Bruges, Tournai, ces lieux  » où c’est pire partout « , comme il dit, le coupent alors du monde, au total, pour quatorze ans et six mois. Le prix d’une sentence de mort, prononcée le 20 janvier 1994 par un jury d’assises qui l’a jugé coupable de l’enlèvement de l’ancien Premier ministre Paul Vanden Boeynants, d’un hold-up mortel à Grand-Bigard, et d’autres attaques à main armée. En décembre 2004, sa bonne conduite lui a valu d’être libéré sous conditions. Sa vie à l’ombre et l’âge semblent avoir  » ralenti  » l’ex-lieutenant du Grand Blond : ses gestes sont posés, ses termes, choisis, et ses phrases prennent le temps de l’énoncé, dans un respect non feint de ceux auxquels il a nui.  » J’ai fait du mal. Il n’y a pas de mots pour cela, et je suis le seul responsable.  » D’avoir rattrapé, en douceur et sans morgue, une grande part de cette existence gaspillée l’a rendu  » en paix « .

Les langues, antisolitude

Très tôt après son enfermement lui est apparu le besoin de se ressaisir. La prison fut-elle ce  » temps d’arrêt régénérateur  » ? Pour lui, certainement. Mais il a conscience d’être une exception.  » On attend des détenus (des cohortes de jeunes sans instruction, sans formation) qu’ils donnent, seuls, la preuve de leur salutaire remise en question. C’est vain : ils n’ont simplement pas les outils.  » Lacroix les avait-il en lui ? Au début, en préventive, il prend des cours de langues par correspondance.  » C’était plutôt de l’occupationnel, pour meubler 42 mois d’isolement strict.  » Une rencontre capitale va le remettre définitivement sur les rails : chargé de rédiger une contre-expertise mentale de Lacroix, le Pr Philippe van Meerbeeck, psychiatre à l’UCL, a déjà eu l’occasion d’approcher celui que d’autres médecins ont jugé  » psychopathe  » et  » non récupérable « . Lui a, du gangster, une vision plus nuancée, qui l’amène à le retrouver à Lantin, une semaine à peine après sa condamnation à mort. La proposition de van Meerbeeck surprend : il veut que Lacroix travaille comme éducateur auprès de jeunes délinquants… à la condition que le prisonnier décroche au moins son diplôme d’humanités.  » Or, raconte Lacroix, j’avais quitté l’école professionnelle à 16 ans.  » En janvier 1994, le captif, âgé de 34 ans, ambitionne le jury central.  » Van Meerbeeck me jurait que j’en avais les capacités. Je pensais qu’il exagérait. J’avais toujours été nul en maths.  » Pourtant, le premier surpris, il avale les matières – français, maths, anglais, bio, histoire, géo… – et passe ces épreuves avec brio.

Rien n’est simple. En prison, des  » nettoyages de printemps  » imposent souvent aux détenus des transferts subits vers d’autres établissements. Lacroix semble abonné à ces déménagements où il perd ses repères – et ses livres d’études :  » On vous promet que vos colis suivront. Mais ils n’arrivent pas toujours…  » Il aurait voulu travailler, pour cesser d’être à charge de sa mère, qui lui envoie souvent de l’argent.  » De 1991 à 1997, j’en fus empêché : j’étais une « tête chaude », un gars que les gardiens préféraient toujours serrer en cellule.  » Finalement, à Bruges, on lui propose un job à l’atelier d’encadrement. Hélas, ce boulot semble incompatible avec ses études. Trois mois plus tard, Jean Detienne, criminologue à l’UCL et vice-président du comité supérieur de la politique pénitentiaire, le sonde :  » Où en sont tes cours ?  »  » Nulle part, répond Lacroix, je n’y arrive plus…  » Ni une ni deux : Detienne enverra à Bruges, une fois par semaine, une répétitrice – une religieuse à la retraite, ancienne professeure de chimie et de physique. Assez pour relancer la machine. En décembre 1998, le détenu obtient son diplôme de l’enseignement secondaire supérieur.

Il dit qu’alors  » des peurs intérieures sont vaincues « . Sa soif d’apprendre prend définitivement le dessus. Mais toute une série de formations lui restent pourtant interdites, à cause des stages. Va, donc, pour la philologie germanique. Début 1999, le truand prend contact avec l’ULB, qui s’oppose catégoriquement au projet. En revanche, à l’UCL,  » on n’a pas dit non. Mais il fallait l’accord du rectorat, de la faculté des lettres et de chaque professeur de première année « . Les bonnes volontés s’ajustent rapidement, avec le soutien de Pierre Godin, président du département des langues germaniques. Reste le problème des examens. Comment les passer, derrière les barreaux ? Toutes les formules sont envisagées, et appliquées : par enregistrement de la voix de Lacroix, par fax  » en temps réel  » (les questions sont transmises au directeur de la prison, en même temps qu’aux autres étudiants de l’UCL). Mais il faut surtout rendre hommage aux nombreux professeurs qui, pour l’interroger, se sont rendus à Tournai, à Andenne ou à Nivelles, à qui il a parfois fallu quarante-cinq minutes pour passer de l’accueil au parloir…

La dynamique trompeuse des bandes

Lacroix, lui, a mis une douzaine d’années pour obtenir sa licence universitaire. Sa peine ne s’achevant réellement que le 22 décembre 2014, il se sent, aujourd’hui encore,  » très fragilisé « . Des démarches et des entretiens sont en cours, auprès des cabinets ministériels concernés, pour qu’il puisse enseigner, avec dérogation, en promotion sociale. En attendant, dans le cadre des leçons du Pr van Meerbeeck, il expose son cas, devant des auditoires de futurs médecins et psychologues. Lacroix a aussi raconté son vécu à des lycéens, à Gosselies et à Molenbeek. L’expérience lui a laissé un goût amer. Une peur bleue de  » subjuguer ces gamins de 17 ans, d’apparaître involontairement héroïque « .  » J’ai montré les dégâts collatéraux, alourdi la gravité des faits, expliqué que j’avais foutu ma vie en l’air, et que la délinquance est une chimère. On croit que ça va marcher indéfiniment. Puis, un jour, c’est le clash, et les amitiés de bandes, dans l’épreuve, volent en éclats. Seules restent près de vous des petites gens, une mère, parfois… En arriver là, c’est gâcher beaucoup de temps.  » De ces parlotes avec ces jeunes, Lacroix dit n’en avoir pas dormi durant plusieurs nuits. Mais son message d’espoir était limpide. Il leur a bien soufflé l’essentiel : un ado en rupture doit se convaincre que rien, jamais, n’est perdu.  » C’est toujours une question de perspective : à 15 ans, j’avais les mêmes compétences qu’à 35, et je l’ignorais totalement.  » Que le jeune sache qu’il n’est pas  » à vie  » au fond d’un trou.  » Et que les adultes qui s’en chargent alors n’estiment jamais, de leur côté, qu’il est fichu.  »

Valérie Colin

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