Quelle est l’influence exercée par les représentants parisiens du gothique rayonnant sur les artistes toscans ? Pour la toute première fois, une exposition, au Louvre-Lens, examine cette question… pointue et largement débattue.
Pour Xavier Dectot, éminent médiéviste aux commandes du Louvre-Lens, cela ne fait pas un pli : il existe, à la fin du XIIIe siècle, des proximités formelles extrêmement fortes entre l’art toscan et la production parisienne. Des échanges qui se perçoivent essentiellement dans les domaines de la sculpture monumentale et de l’orfèvrerie. Réunis à titre tout à fait exceptionnel, quelque 125 objets mettent en lumière la richesse de ce rayonnement transalpin entre 1250 et 1320. Une période très courte mais ô combien décisive : les arts connaissent alors des développements sans précédent.
D’emblée, Paris s’impose comme la capitale européenne du luxe. S’y déploie une abondante production de petits objets précieux : enluminures, ivoires, orfèvreries… De l’autre côté des Alpes, la Toscane – incarnée par Pise, Sienne et Florence – s’affiche comme un territoire drainé d’axes de circulation essentiels. Une situation géographique stratégique.
Paris, coeur du gothique rayonnant
Le parcours s’articule en quatre temps. Après une brève introduction, la première salle plante sans attendre le décor. Elle dresse un panorama de la naissance du gothique rayonnant. Des éléments d’architecture, des statues monumentales, des manuscrits royaux et des vitraux rappellent les grands chantiers parisiens. En regard, des pièces toscanes aux influences byzantines. Dans cette section, une pièce retient notre attention : la Vierge à l’Enfant de la Chapelle de la Vierge. Cette sculpture est absolument singulière… Brisée en deux au cours de la taille, elle ne pouvait être ni détruite ni réemployée (nature religieuse oblige). Mise sous terre, elle a été découverte lors de fouilles menées en 1999. Elle constitue un témoignage archéologique unique : fabuleusement conservée, elle permet d’observer toutes les étapes que les sculpteurs menaient en parallèle (certaines parties sont presque finies alors que d’autres sont à peine esquissées). Cette pièce est aussi le seul souvenir du trumeau de la Chapelle de la Vierge, disparue à la Révolution française.
De timides citations…
La suite de la visite évoque la formation du style toscan dans la seconde moitié du XIIIe siècle. Une esthétique à mi-chemin entre renouveau byzantin et emprunts à l’art gothique parisien. Dans cet espace, le discours se concentre sur l’importance de Nicola Pisano. Mais un Pisano peut en cacher un autre… Ils sont trois dans l’exposition à partager le même nom. Nicola apporte à la tradition toscane un double intérêt : il porte un regard sur la sculpture antique et exploite une série de positions et de drapés directement inspirés de la statuaire parisienne. Cette attention accordée à la France se retrouve chez ses disciples (Giovanni Pisano ou Arnolfo di Cambio).
Considéré comme l’un des plus grands chefs-d’oeuvre de l’ivoirerie parisienne du XIIIe siècle, La Descente de Croix du Louvre impressionne tant par sa forme que par la qualité du modelé : des corps longilignes aux formes apparentes sous les vêtements, des positions fluides, des visages aux expressions douces et un travail sans pareil des drapés sublimement creusés. Stylistiquement très proches de la sculpture monumentale, ces petits groupes en ivoire sculpté ont joué un rôle fondamental dans la diffusion du style parisien en Europe.
Conçu comme un temps de repos, un espace de médiation a été ménagé au centre de l’exposition. On y trouve de nombreuses ressources pédagogiques transmises par un dispositif numérique mais également par la présentation de quelques échantillons (pierre, bois, ivoire…) et d’outils que l’on peut toucher.
Drapés et expressivité
Le parcours souligne ensuite l’influence de la sculpture de cour parisienne sur les productions toscanes à travers les exemples de Giovanni Pisano puis de son élève Tino di Camaino. Halte prolongée vivement conseillée devant le Christ en croix de Giovanni Pisano. En quête d’expressivité, celui-ci livre une oeuvre (hélas, fragmentaire) d’une grande virtuosité. Spécialité parisienne, la sculpture de l’ivoire était peu pratiquée en Toscane à la fin du XIIIe siècle. Seul Giovanni Pisano s’y est essayé… D’ailleurs, le mystère reste entier quant à savoir comment il a pu se procurer cette pièce d’ivoire. Qu’importe ! Ce petit Christ excessivement fin mérite d’être analysé : on retrouve les drapés parisiens (avec des plis à bec assez profonds) associés à un corps décharné et un visage émacié (typiquement italiens).
Dans une vitrine, un prêt fort généreux de la British Library : La Somme le Roi , un ouvrage enluminé du Maître Honoré. Ce manuel d’instruction morale témoigne de ce qui se faisait de mieux à Paris, dans le domaine du livre. Sur des fonds aux couleurs vives, des figures très élégantes, un peu sinueuses, s’animent dans des attitudes dynamiques et gracieuses. Les vêtements présentent un traitement chromatique subtil et nuancé qui contraste avec l’intensité des fonds. Autre particularité, cet ouvrage civil témoigne de la dynamique du marché du luxe à Paris. En effet, il n’a pas été produit pour un commanditaire mais pour être simplement mis sur le marché, dans une boutique.
La quête de l’indépendance
La quatrième et dernière salle se penche sur l’exil des papes à Avignon en 1309. Le temps des spécificités parisiennes est terminé, on remarque une autonomisation des styles pour chacune des cités toscanes. Cet espace offre au visiteur la possibilité de tourner autour des sculptures (et de voir que, de dos, certaines figures sont complètement bricolées). On observera encore avec une certaine curiosité la Vierge de l’Annonciation. Cette sculpture peinte présente une particularité : elle est dotée de bras articulés permettant de faciliter son habillage lors de fêtes mariales. A quelques pas, une plaque d’ivoire extrêmement raffinée. Il s’agit d’une valve de miroir. Celle-ci représente une partie d’échecs. Fabuleuse distraction, ce jeu de conquête est également une métaphore de l’amour courtois dans lequel le plaisir de conquérir et d’être conquis importe plus que ce qui peut suivre… Une pièce à l’image de l’exposition : un récit dont on peut craindre la stricte froideur mais qui parvient délicieusement à nous séduire !
D’Or et d’Ivoire. Paris, Pise, Florence, Sienne. 1250-1320,au Musée du Louvre-Lens. Jusqu’au 28 septembre. www.louvrelens.fr
Par Gwennaëlle Gribaumont