Les héritiers putatifs de Philippe Moureaux à Molenbeek jouent à cache-cache. Rachid Madrane, Catherine Moureaux, Jamal Ikazban, Ahmed Laaouej pourraient lui succéder dans cette commune qui est une bombe à retardement.
C’est devenu une question récurrente, presque un exercice de style journalistique. On a déjà vu à cette place Laurette Onkelinx, Marie Arena, Jean Cornil… Trait commun : ils sont tous extérieurs à la commune. Les nouveaux aussi, à une exception. Longtemps, la forte personnalité du ministre d’Etat et patron tout-puissant de la fédération bruxelloise du PS, bourgmestre de 1992 à 2012, a occulté le problème de sa succession. Sous son maïorat, la population est passée de 69 000 à 95 000 habitants. Quartiers clivés, insécurité, pauvreté, replis communautaires : les problèmes ont grandi en proportion. L’origine molenbeekoise de combattants syriens ou somaliens (dont Rachid Benomari, condamné à 18 ans de prison par le tribunal correctionnel de Bruxelles pour participation à des actes terroristes) témoigne du fait que Molenbeek reste un chaudron, une bombe à retardement. Qui nécessite, dès lors, un soin particulier car ce qui se passe là-bas affecte globalement l’image des socialistes francophones, souvent accusés de laxisme. Un contre-exemple.
En 2012, suite au lâchage du CDH par le PS à Bruxelles-Ville, l’hôtel de ville a été conquis par la libérale Françoise Schepmans et ses alliés CDH et Ecolo. Mais cette jamaïcaine pourrait n’être qu’un feu de paille. Sociologiquement, le PS reste le plus fort. Aux élections de 2014, tous les partis membres de la coalition ont reculé dans le canton de Molenbeek. Pour autant, le PS n’a pas progressé. Premier parti de la commune avec 28,68 % des voix, il a reculé de 2,38 % par rapport à 2010. C’est le FDF sans le MR qui a grappillé des voix aux autres partis (près de 7 %). Pour le PS, il est capital de reprendre cette commune qui lui est naturellement vouée. C’est l’une des clés du pouvoir régional. Mais avec quel leader ? Actuellement, aucun successeur évident ne se détache du lot. Si un parachutage devait être envisagé pour 2018, c’est déjà maintenant qu’il faut le préparer. Déménager, s’implanter, calmer les susceptibilités locales, rassembler… Tout un programme.
Madrane candidat tête de liste en 2018 ?
Sur sa page Facebook, Renaud Denuit, ancien journaliste de la RTBF et ancien membre du PS, a récemment lancé la piste Rachid Madrane, son vieil ennemi d’Etterbeek. Dans ce scénario (Denuit est aussi écrivain), le nouveau ministre de l’Aide à la jeunesse et des Maisons de justice de la Fédération Wallonie-Bruxelles s’apprêterait à descendre sur Molenbeek pour être candidat tête de liste aux élections de 2018, tout auréolé de son statut de ministre. Malgré son retrait de la vie politique, Philippe Moureaux serait à la manoeuvre. Vrai ou faux ? A ce stade, rien n’est fait, mais la complexité des possibilités montre que la commune est à un tournant.
D’origine marocaine, natif d’Anderlecht, diplômé en journalisme de l’ULB, Rachid Madrane, 46 ans, avait, quand il était porte-parole de Moureaux, la rondeur que ne possédait pas son chef. Un don de sympathie. Un goût des autres et de l’enthousiasme à revendre. Qui plus est, une dévotion sincère à l’égard du PS, dans le sillage Moureaux-Onkelinx. De fait, les bonnes fées du parti ont toujours veillé sur lui qui, de son côté, n’a jamais ménagé ni ses efforts ni sa disponibilité, au risque de ne pas y gagner une réputation d’indépendance.
En 2000, le jeune espoir déménage dare-dare d’Ixelles pour se présenter à Etterbeek. Placé en bout de liste, il est élu avec 236 voix de préférence. Six ans plus tard, il double son score (423), talonnant son parrain, l’échevin Isi Halberthal. Elu au Parlement bruxellois en 2004, Rachid Madrane rate sa réélection de 2009, à 62 voix près. Il se croit fini mais encaisse la déception avec stoïcisme. Philippe Moureaux ne le laisse toutefois pas tomber. Madrane est jeune, laïque, apprécié des journalistes. Il est issu d’une communauté marocaine au profil souvent conservateur et qui va peser de plus en plus à Bruxelles. L’inamovible Isi Halberthal va donc céder son poste d’échevin à Rachid Madrane, » avec le soutien de la section « , précise ce dernier. Des élections législatives inattendues lui permettent de rebondir plus haut encore. Il fait son entrée à la Chambre par le biais d’une suppléance, mais néanmoins la tête haute : il a obtenu 6 000 voix dans l’arrondissement de Bruxelles-Hal- Vilvorde. Député, il s’oppose farouchement à la proposition de loi N-VA/MR qui restreint le droit au regroupement familial, que son groupe finira par voter. Un an plus tard, il est promu vice-président de la fédération bruxelloise du PS. En 2011, nouvelle étape. Il succède comme secrétaire d’Etat à la Propreté publique à Emir Kir, parti présider aux destinées de Saint-Josse-ten-Noode. Le voilà mis sur une orbite ministérielle.
Mais, à Etterbeek, les choses se sont gâtées. Inquiété par les penchants autoritaires et parfois explosifs de Madrane, Renaud Denuit, alors président de la section PS, lui dispute la tête de liste aux élections communales de 2012. La lutte est sanglante, déborde dans les journaux. Elle se soldera par un procès en non-camaraderie devant les instances disciplinaires du parti et, finalement, la démission de Renaud Denuit et l’exclusion d’un autre rebelle. Les urnes sourient de nouveau à Madrane. Il offre un second échevinat au PS mais se coupe aussi de certains amis politiques. Sa rondeur disparaît. Aux dernières élections régionales, le PS lui a préféré Fadila Laanan comme secrétaire d’Etat à la Propreté publique. Le test de popularité a été sans appel : 11 705 voix pour l’Anderlechtoise, considérée comme une fidèle D’Elio Di Rupo, contre 7 775 à Madrane. Ce dernier aurait sans doute préféré la Région, où la visibilité est garantie. Il doit se contenter de l’Aide à la jeunesse et des Maisons de justice, bientôt défédéralisées, dans le gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles présidé par Rudy Demotte (PS). Bosseur, il a plongé avec énergie dans ses matières et entrepris une tournée dans les arrondissements judiciaires francophones où il rencontre les jeunes en difficulté placés en IPPJ. Le courant passe bien.
Dans ce contexte de repli, irait-il prendre de nouveaux risques ? Quitter la commune d’Etterbeek, où sa fille de 8 ans est scolarisée, pour un hypothétique destin molenbeekois ? » Rumeurs, balaie-t-il, énervé. Il n’est pas question que j’aille à Molenbeek. Ce n’est pas mon choix de vie. Je ne rêve pas la nuit d’être bourgmestre. Je n’ai pas de plan de carrière et je ne sais même pas si je finirai en politique. » L’homme est ulcéré qu’on le présente comme un jouet dans les mains de l’appareil socialiste. Il estime qu’il a suffisamment contribué à sa propre réussite, que le militants et les électeurs l’ont porté là où il est. Et incrimine des cancans venus de Molenbeek…
Catherine Moureaux, la fille du chef
Si pas Madrane, qui d’autre ? Catherine Moureaux, pardi ! En off, c’est l’évidence pour certains cadres socialistes bruxellois. Médecin généraliste, la fille de Philippe Moureaux et de Françoise Dupuis, ancienne présidente du Parlement bruxellois, a entamé sa mue politique en 2006. Elue au conseil communal de Schaerbeek, elle a eu la chance que Fatiha Saïdi, une transfuge d’Ecolo, accepte de migrer au Sénat pour lui permettre de prendre sa place au Parlement bruxellois. Puis qu’Olivia P’tito, conseillère communale à Molenbeek et députée régionale, soit nommée à la direction de Bruxelles Formation (organisme public chargé de la formation professionnelle francophone en Région bruxelloise) et libère pour elle sa place d’élue régionale. De l’usage intelligent des suppléances…
Elle a aussi dirigé le cabinet de Rachid Madrane, lorsqu’il est devenu secrétaire d’Etat à la Propreté publique. » Une fille brillante et loyale « , se souvient celui-ci qui lui a indiqué qu’elle devait encore se faire un prénom. En résumé, Catherine Moureaux est une héritière classée très à gauche, comme son mari, Carlos Crespo, le nouveau président du Mrax. A 36 ans, Catherine Moureaux est néanmoins devenue » légitime « , avec ses 5 000 voix de préférence de 2014. La force du nom » Moureaux « … Et d’un » mauvais caractère » qu’elle dit, en boutade, avoir hérité de son père et de sa mère. Un père qui l’a épaulée sans compter lors de la dernière campagne, laissant pour une fois patauger son ex-femme qui n’a pas été réélue. » Lui qu’on n’avait jamais vu distribuer un tract, il l’a fait pour sa fille « , s’amusent ses amis. L’autre » papy » de Bruxelles, Charles Picqué, n’ayant pas eu d’ambition dynastique, tous les réseaux socialistes, par définition moureauistes, peuvent se mettre illico au service de la fille du chef. » Il est tellement narcissique qu’il ne s’imagine pas d’autre héritier à Molenbeek « , susurre-t-on à Bruxelles. De fait, le parachutage de Catherine Moureaux est le scénario qui, en ce moment, tient la corde. On attend juste le feu vert de Laurette Onkelinx, présidente de la fédération bruxelloise du PS. » Même si elle a beaucoup de respect pour le père, Laurette n’a pas du tout l’intention de faire des cadeaux à sa fille « , croit savoir un socialiste bruxellois. Les deux femmes se connaissent très bien car elles siègent ensemble au conseil communal de Schaerbeek, dans l’opposition.
Jamal Ikazban, le plus légitime ?
Et les Molenbeekois ? Vont-ils accepter un tel parachutage ? Cela déplairait assurément au lobby informel mais bien présent au sein de la fédération, qui vise à accroître la visibilité des socialistes d’origine marocaine. La communauté turque a été mise à l’honneur avec le maïorat de Saint-Josse décroché par Emir Kir. Il serait logique que la communauté marocaine obtienne à son tour une forme de reconnaissance, vu son poids dans l’électorat socialiste. Jamal Ikazban, chef de file du PS à Molenbeek et député régional, n’a pas été adoubé comme le successeur par Philippe Moureaux, même si ce dernier est venu le soutenir en campagne. Il ne fait pas le consensus au sein du PS, encore moins au-dehors. Une haine corse l’oppose à Ahmed El Khannouss (CDH), un ancien travailleur social comme lui, aujourd’hui échevin de la majorité. Il est jugé trop communautariste, pratiquant le favoritisme, la tête près du bonnet, parfois injurieux… Pourrait-il tenir une commune comme Molenbeek qui demande du doigté, dans le chef du bourgmestre, pour rester au-dessus de la mêlée et faire des compromis avec ses partenaires politiques ?
En 2012, Ikazban a été mêlé aux échauffourées provoquées par Sharia4Belgium autour du commissariat de police de Molenbeek où était retenue une femme portant le niqab. Il avait voulu franchir un cordon de sécurité et s’était plaint de violences policières. En 2013, il a qualifié l’expert en terrorisme Claude Moniquet d' » ordure sioniste » sur son compte Twitter. Ce style bouillonnant a tellement déplu que ses trois colistiers SP.A ont quitté le groupe PS du conseil communal. Depuis, Jamal Ikazban a été visiblement recadré et la joue profil bas. A 44 ans, il a un » potentiel d’amélioration « , juge-t-on dans son parti. Rachid Madrane va plus loin. Il plaide pour qu’il devienne bourgmestre : » C’est Jamal Ikazban qui doit être la tête de liste aux prochaines élections communales. Il est le plus légitime parce qu’il est déjà chef de ligne. Il fait du bon boulot sur le terrain, il est député régional, il a toutes les capacités. » Olivia P’tito, qui ne s’est pas toujours bien entendue avec l’intéressé, renchérit : » Il fait du bon boulot, le groupe PS est solidaire et constructif. Les spéculations sur un éventuel parachutage sont prématurées. On a un fonctionnement démocratique, c’est la section qui décidera. » La section, mais aussi la fédération et, peut-être, la présidence du parti.
Ahmed Laaouej, pas dans le clan Moureaux
A quatre années du scrutin communal, toutes les combinaisons sont encore possibles. Si le PS du boulevard de l’Empereur veut s’en mêler, il a sous la main un candidat qui fait l’unanimité : Ahmed Laaouej. Celui-ci est bien implanté dans la commune de Koekelberg, voisine de Molenbeek, où il est également très populaire. Avec Laaouej, pas de mauvaises surprises à attendre. Ce Belgo-Marocain d’origine liégeoise s’est parfaitement intégré à Bruxelles. Il est l’un des as de l’Institut Emile Vandervelde, un ministre en puissance, mais il n’est pas classé dans le clan Moureaux. Les temps ont changé. En 1992, André Cools avait pu imposer Philippe Moureaux à Molenbeek, alors que le PS local n’en finissait pas de se dépatouiller de l’héritage d’Edmond Machtens, bourgmestre de 1946 à 1978. Ce coup de force a inauguré une histoire pleine de rebondissements, un règne sans partage et la clé de la fédération bruxelloise du PS offerte sur un coussin de velours. De quoi faire réfléchir tous les bourgmestres en puissance…
Par Marie-Cécile Royen